UNE HISTOIRE DANS UN TABLEAU
TOUTE UNE HISTOIRE DANS UN PORTRAIT DE FENELON
LE CATEAU CAMBRESIS
Christiane Bouvart
Les Amis du Catésis
Le Lycée Camille Desmoulins a conservé un tableau représentant Fénelon, qui est actuel¬lement accroché dans le couloir du bâtiment administratif. Un article rédigé par Pierre Ti¬son, érudit local, nous apporte quelques détails sur ce tableau.
LE SEIGNEUR DU CATEAU
« Fénelon est représenté assis, en sa « librairie » du Palais du Coteau. Il a une plume d'oie à la main, une autre est fichée dans l'écritoire. Une bibliothèque bourrée de livres forme le fond du tableau. L'Archevêque apparaît comme un homme déjà âgé, maigre, élancé, vêtu simplement : la soutane du matin, sous le rabat un ruban bleuté soutenant la croix pectorale, sans pierres précieuses ni émaux, celle qu'il portait toujours et qui est conservée à l’archevêché de Cambrai.
Fénelon a terminé une lettre qu'il retient de ses doigts longs et fins, et qu'on a déchiffrée : « Au Cateau, le 27 mai 1707.
« J'ai le cœur affligé, ma très chère fille... »
Est-ce une lettre authen¬tique ? - Oui. Inédite ? - Non.
Le texte en a été retrouvé dans la correspondance de Fénelon ; elle était destinée à Mme de Montberon, épouse du lieutenant-général des Flandres, gouverneur de Cambrai, et traite du bon usage des « croix », du rôle de l'imagination qui double la souffrance et de l'attitude chrétienne dans l'épreuve en un esprit d'abandon à Dieu. Elle se termine par : « Bonjour, ma fille ». Elle fut donc écrite de grand matin, car l'heure exacte est parfois notée dans les lettres de Fénelon : « Cambrai, 6 h. 30. Bonjour », ou : « 9 heures du soir, Bonsoir, mon cher Fanfan ».
Le texte de cette lettre permet d'en préciser l'occasion. Fénelon, en sa tournée pastorale dans la région du Cateau, avait déjà écrit l'avant-veille à Mme de Montberon, grand-mère toujours in¬quiète et âme scrupuleuse. Le repos qu'elle n'avait pas goûté à l'abbaye de Saint-Aubert, au « Gouvernement », résidence de son mari, elle espérait l'avoir trouvé chez les Dames de Prémy, religieuses Augustines, en leur couvent d'un quartier de Cambrai. Mais une de ses amies, la mar¬quise de Risbourg, avait eu la même idée qu'elle. Dame de Walincourt, village du Cambrésis, c'était là le plus modeste des titres de Mme de Risbourg, Grande d'Espagne ; elle était la femme de Guil¬laume IV, marquis de Risbourg, chevalier de la Toison d'Or, fils de Guillaume III qui avait défen¬du Valenciennes contre Louis XIV. Guillaume IV était au service de Sa Majesté Catholique Phi¬lippe V, comme gouverneur de Barcelone et vice-roi de Catalogne. Son importante épouse ameu¬tait le couvent par son train de vie et ses exigences...
Fénelon s'efforçait de calmer Mme de Montberon, qui se croyait responsable du tumulte. Fénelon était l'ami de son mari le gouverneur, qui l'avait accueilli lors de son arrivée à Cambrai en 1695 ; il avait donné ses consolations à la comtesse lors de la mort de son fils unique, aux armées ; il s'intéressait affectueusement à sa fille, devenue comtesse de Souastre de Bonnières, et à ses enfants, à la petite Mémy surtout, qui jouait si gentiment avec le manchon de l'archevêque.
En songeant à toutes ces circonstances, la scène qui dut se passer ce 27 mai 1707 se reconstitue aisément. Une lettre vient de parvenir à Fénelon, relative aux difficultés qu'éprouve Mme de Montberon ; il y répond immédiatement. Le porteur se repose de sa course ; il a des talents de portraitiste. Tandis que l'Archevêque rédige sa lettre, le messager trace un rapide croquis du prélat. Quel est ce peintre ? L'un des artistes qui, à Cambrai comme à Valenciennes, vivait des commandes des nobles familles ? On cite parmi eux Julien Watteau, cousin du célèbre Antoine Watteau. Le nom de l'auteur du tableau n'est pas connu ; quelque lettre inédite le révélera peut- être un jour. Voici le texte de la lettre à Mme de Montberon, dont on lit le début sur le tableau :
Extrait d'une lettre écrite à Madame de
ontberon 1707
« Au Cateau, le 27 mai 1707.
J’ai le cœur affligé, ma très chère fille, d'apprendre la peine où vous êtes, mais je vous conjure de ne point grossir vos croix par vos réflexions. La délicatesse et la vivacité de votre amour- propre ne manqueraient pas de vous les exagérer très dangereusement.
Ne prenez aucune résolution pour changer de demeure, n'écoutez pas même votre esprit là- dessus. Je serai dans fort peu de jours à Cambrai et nous verrons ce qu'il conviendra de faire.
En attendant, souffrez comme on souffre en purgatoire, sans repousser la souffrance pour se soulager, et sans l'augmenter en s'occupant de ce qui la cause.
Ne projetez rien, ne formez même aucune opinion, mais demeurez immobile sous la. main de Dieu qui se cache sous celle des hommes.
La Croix diminue beaucoup quand on la porte avec cette simplicité; il y en a souvent plus de la moitié qui est de notre façon et non de celle de Dieu. Souffrez, mais ne vous faites pas souffrir. S'il fallait tout quitter pour vous aller revoir, je n'y manquerais pas; mais il reste peu de temps et ll serait factieux de manquer sitôt à des visites commencées si tard
Ne vous embarrassez point de Mme de Risbourg, vous avez assez fait pour entrer dans ses vues; elle aurait tort de n'être pas contente, si elle ne l'était pas, il faudrait demeurer en paix. je ne saurais croire qu'elle ne le soit pas.
Bonjour, ma très chère fille. »
L'original portait certainement l'habituel « François, archevêque-duc de Cambrai », mais la signature ne figure pas dans le recueil des lettres de direction de Fénelon. Cette lettre est en quelque sorte le « message du Cateau » : « Souffrez, mais ne vous faites pas souffrir ». L'imagination grossit les douleurs et les rend insupportables. L'esprit d'abandon aux desseins de la Providence les calme, pacifie les âmes troublées. Fénelon n'eut-il pas lui-même à cultiver cet abandon et ce calme pour conserver dans l'épreuve une souriante sérénité, un détachement confiant et patient ? »
Extrait de l'article : « Mgr de Fénelon, seigneur du Cateau-Cambrésis »
Revue du XVIIème siècle, n° 12-13-14, 1951-1952
La conservation de ce portrait dans l'actuel lycée Camille Desmoulins du Cateau-Cambrésis relève du miracle. Il était autrefois encastré au-dessus d'une cheminée, dans l'ancienne bibliothèque des régents de la Compagnie de Jésus, qui présidèrent aux destinées du Collège jusqu'en 1765. Il réussit à échapper aux destructions des guerres et des occupations, notamment en octobre 1918, quand le Collège, transformé en hôpital par les Allemands, fut bombardé.
Exhumé d'une cave par un proviseur historien, il a été exposé dans le couloir du bâtiment adminis¬tratif, mais dans des conditions peu satisfaisantes. Pourtant l'intérêt de sa conservation pour le patrimoine local représente bien plus que le simple respect de cette longue histoire et la curiosi¬té que suscite toute peinture ancienne.
Fénelon est à sa place dans ce lycée, que les Catésiens s'obstinent à nommer « Collège », et sa présence a une valeur symbolique.
L'érudit local Pierre Tison regrettait que l'on n'ait pas nommé le lycée du Cateau du nom de Fénelon, ce qui aurait été justifié à plus d'un titre.
La légende de Fénelon cultivée au XIXeme siècle en fait l'archevêque de Cambrai le plus aimé et admiré, et son intérêt pour la pédagogie est bien connu. Le précepteur du dauphin qui a écrit pour l'éducation de ce dernier « Les aventures de Télémaque » et qui avait aussi rédigé « L'éducation des filles », et conseillé Madame de Maintenon pour le pensionnat de Saint-Cyr, a des idées en avance sur son époque, et aime cultiver les jeunes esprits. Pendant toute sa vie, il s'est intéressé aux jeunes et aux enfants, qu'il dirige avec rigueur, mais aussi avec indulgence et amour.
D'autre part, la création d'un Collège au Coteau, depuis longtemps espéré par les notables Catésiens afin que leurs fils puissent accéder à de belles carrières, a rencontré l'approbation et le soutien de Fénelon. Malheureusement, il ne peut voir la concrétisation de ce projet, l'un de ses derniers actes en tant que seigneur du Coteau, car il meurt le 7 janvier 1715. La pose de la pre¬mière pierre a lieu le 18 mars, sans cérémonie à cause du deuil.
Le récit du Docteur Tison sur le portrait de Fénelon (qui est alors âgé de 57 ans) conservé au lycée se fonde plus sur une interprétation subjective que sur des preuves historiques. Mais sa sympathie évidente pour le prélat nous restitue de manière très vivante et émouvant le person¬nage de Fénelon, subtil et sensible.
Pour le conservateur départemental, Jean-Paul Delcour, courrier du 19 janvier 1997, le tableau date du XIXe siècle :
« Je ne pense pas qu'on puisse le dater du XVI1e siècle : un membre de la haute aristocratie, même en disgrâce, aurait eu les moyens de se payer les services d'un peintre un peu moins malhabile. D'autre part, on distingue sur la manche gauche des craquelures circulaires qui me semblent caractéristiques des tableaux du XIXe' siècle. Enfin, la lettre que Fénelon tient en main est parfaitement lisible : cela pare' typique de l'esprit historiciste du XIXe siècle, les gens de l'époque de Louis XIV ne s'attardaient pas à ce genre de détail anecdotique.
Il s'agit probablement d'une copie ou d'une œuvre peinte d'après une gravure, peut-être d'après Vivien comme lek suggère l'article paru dans le bulletin de la Société Historique et Archéologique du Périgord ... »
Mais en l'absence d'une étude approfondie, aucune certitude ne peut être établie.
L'hypothèse apportée par René Faille, érudit spécialiste de Fénelon est intéressante : « Si le portrait au¬rait été peint en 1707, d'après la lettre, la tête a été refaite postérieurement par un autre peintre plus habile qui s'est inspiré de la gravure d'Audran d'après Vivien, de 1914. On remarque la médiocrité du premier peintre en regardant la main droite de Fénelon. » René Faille, Iconographie de Fénelon, Société historique et archéologique du Périgord, 1991).
Quoiqu'il en soit - et peut-être un jour une étude complète élucidera l'histoire de ce tableau - l'intérêt de cette œuvre n'est pas à chercher dans le domaine de l'art, mais elle symbolise le lien de Fénelon à sa seigneurie du Cateau, elle permet aussi de continuer à relier ce lieu d'éducation son environnement.
Pour tous ceux qui auront la chance de côtoyer un jour ce tableau, enseignés et enseignants, Ca¬tésiens et touristes, c'est aussi la possibilité de faire vivre cette belle description du Cygne de Cambrai que nous devons à la plume alerte de Saint-Simon :
« Ce prélat était un grand homme maigre, bien fait, pale, avec un grand nez, des yeux dont le feu et l'esprit sortaient comme un torrent, et une physionomie telle que je n'en ai point vu qui y ressemblât, et qui ne se pouvait oublier, quand on ne l'aurait vue qu'une seule fois. Elle rassemblait tout, et les contraires ne s'y combattaient pas. Elle avait de la gravité et de la galanterie, du sérieux et de la gaieté ; elle sen¬tait également le docteur, l'évêque et le grand seigneur ; ce qui y surnageait, ainsi que dans toute sa personne, c'était la finesse, l'esprit, les grâces, la décence, et surtout la noblesse. Il fallait faire effort pour cesser de le regarder. Tous ses portraits sont parlants, sans toutefois avoir pu attraper la justesse de l'harmonie qui frappait dans l'original, et la délicatesse de chaque carac¬tère que ce visage rassemblait » (Extrait du portrait de Fénelon par Saint-Simon dans ses « Mémoires »).
Ce texte a été rédigé à l'occasion des Journées du Patrimoine 2003 organisées au Collège des Jésuites du Cateau (Lycée Camille Desmoulins) par les Amis du Catésis.
Le portrait de Fénelon, très endommagé, vient d'être nettoyé et restauré (2009) â l'initiative de cette association et attend actuellement sa réinstallation.
Jadis en Cambrésis n°102- Mai 2010