APPROCHE DU QUIETISME DE FENELON

FÉNELON et le QUIÉTISME


LE PROBLÈME THÉOLOGIQUE

Le 25 mars 1699, en la fête de l'Annonciation de la Sainte Vierge, deux heures avant de monter en chaire, Fénelon recevait le Bref « Cum alias », qui condamnait sa doctrine et proscrivait son livre « Les Maximes des Saints ». Changeant le thème de son sermon, il parla de la soumission à la Provi¬dence, de l'obéissance due aux Supérieurs. Puis il lut lui-même l'acte par lequel le Souverain Pontife Innocent XII condam¬nait son livre ainsi que 23 propositions concernant l'Amour Pur dont il avait été le défenseur. Par mandement ultérieur il rendait officielles, et sa condamnation et sa soumission :
« Nous adhérons à ce Bref, nos très chers Frères, tant pour le texte du livre que pour les 23 propositions, simplement, abso¬lument et sans aucune restriction ».

On a beaucoup vanté l'exemple de soumission qu'il a donné. Son geste fut assurément admirable, d'autant plus qu'il esti¬mait avoir été condamné à tort. «Celui qui errait a prévalu
dit-il alors ; celui qui était exempt d'erreurs a été écrasé ».
Ses nombreuses démarches ultérieures et les Mémoires qu'il composa sur le sujet donnent à penser que toujours il consi¬déra que la doctrine condamnée n'était pas la sienne. Dans la longue lutte qui l'avait opposé à Bossuet il avait été vaincu. Il ne s'en consola pas. Il se soumit, mais la blessure faite ne se cicatrisa jamais. En tout cas il jugea devoir à la vérité de continuer à éclairer Rome sur sa véritable pensée.
Qu'est-ce donc que ce conflit entre Fénelon et Bossuet qui, dans l'histoire, porte le nom de « Querelle du Quiétisme ? »
Fruit mûri au soleil de l'amitié d'un prélat, fin et distingué entre tous, pour une dame intrigante et romanesque.. pour beaucoup de témoins et d'acteurs de ce drame, l'Amour Pur et le Quiétisme dont il est question ne furent pas autre chose. Certains historiens, à la suite de Brunetière, affectent de ne pas voir autre chose dans cette Querelle qu'un épisode senti¬mental dont l'importance a été exagérée. Le Semi-Quiétisme de Fénelon apparaît comme une doctrine s'inscrivant en marge du grand courant spirituel du XVII siècle. L'Amour Pur est une généreuse utopie qui vit le jour sous le signe d'une amitié humaine transfigurée par l'amour divin ; il est avant tout l'expression spirituelle de cette amitié exceptionnelle.


Isoler la « Querelle du Quiétisme » du grand courant spirituel qui marque le Grand Siècle, c'est se condamner à ne pas embrasser, dans toute son ampleur, le conflit qui dressa l'un contre l'autre Fénelon et Bossuet. Assurément, pourquoi ne pas le reconnaître, le débat dégénéra en rivalité de personnes. . Mais l'enjeu dépassait les deux prélats. Et si la notoriété des adversaires en présence lui donna une importance particulière, ce serait fausser l'histoire que de le ramener à une question de personnes. Plus que deux évêques de génie c'étaient deux conceptions de la perfection chrétienne qui s'affrontaient.

Que, historiquement, le « Pur Amour » fasse surgir les noms de Fénelon et de Madame Guyon, rien de plus évident. Il est en quelque sorte la toile de fond sur laquelle se détache leur célèbre amitié. Mais, ni Fénelon, ni Madame Guyon ne l'ont inventé. Il n'est ni le fruit, ni le corollaire de leur amitié. Ils ne l'ont pas découvert. Ils l'ont pris à un point de son évolution. Ils y ont ajouté leur apport personnel et lui ont donné sa forme définitive. Encore une fois, l'Amour Pur n'est pas une doctrine qui
s'inscrit en marge du courant spirituel de l'époque. Il n'est qu'un des aspects du grand problème de la grâce qui domina tout le XVII siècle.
L'Humanisme qui a bouleversé le XVIIe siècle et qui prend la signification d'une rupture avec le Moyen-âge, n'était pas seulement un retour à l'antiquité pour l'art, la pensée et la littérature. Il avait travaillé aussi à l'émancipation de la personne humaine. Cultivée selon les principes renouvelés des Anciens, la nature humaine apparaissait comme susceptible d'une perfection qui pouvait constituer une fin en soi. On assistait ainsi à une laïcisation de la vie sociale. Par ailleurs, les peuples prenaient conscience de leur personnalité, et cela de plus en plus. Ils rompaient en visière avec la conception théologique qui avait régi toute la vie du Moyen-âge et développaient leurs institutions en marge de la religion.

Cet envahissement, dans la vie sociale et politique, d'un esprit nouveau, ne pouvait manquer d'avoir sa répercussion sur la vie privée. A la morale fondée sur les principes chré¬tiens s'en substituait une autre qui entendait ne se fier qu'aux lumières de la raison. Par contrecoup, le dogme catholique lui-même se trouvait menacé. Déjà vers la fin du XXVI siècle certains auteurs ne mettaient-ils pas en cause l'immortalité de l'âme ? Le libertinage fit de rapides progrès. C'est alors que le jansénisme tenta d'enrayer le mouvement vers une morale purement laïque et vers un dogme révisé aux lumières d'une raison sceptique.

Dans ses débuts le Jansénisme n'apparut pas comme une belle construction théologique de quelque penseur isolé du monde et perdu dans la contemplation des vérités éternelles. Il se présenta comme une réaction, comme une sorte de barrière opposée à l'envahissement de la morale relâchée.
Malheureusement, en tant que réaction, le Jansénisme échoua. Plus encore il rendit, comme il arrive souvent, un mauvais service à la cause qu'il entendait défendre.
L'intran¬sigeance de son attitude, son manque d'adaptation de plus en plus accusé, au lieu de ramener la paix, devint un ferment de discorde parmi les catholiques eux-mêmes. Par principe il était l'ennemi de toute conciliation, estimant que c'eût été pactiser avec ce relâchement qu'il entendait endiguer. Sa sévérité glaçait les âmes et restait sans influence sur les mœurs qu'il voulait réformer. Parce qu'il manquait du sens des réalités, parce qu'il se figeait dans un dogmatisme d'intel¬lectuels qui refusaient de prendre contact avec les humbles réalités de la vie, il ne s'adressait pas à l'homme concret et éloignait de la religion au lieu d'y ramener.
La vertu inacces¬sible qu'il prêchait décourageait les bonnes volontés. La pureté qu'il exigeait de quiconque s'approchait de Dieu faussait le sens de l'évangile du Christ qui est venu pour guérir les malades et non pour écraser les faibles. Son Dieu était le Jéhovah terrible de l'Ancien Testament et non pas le Père bon et miséricordieux de l'Evangile.
Le Jansénisme qui, à l'origine, s'était proposé de maintenir l'intégrité du dogme et de ramener à la morale chrétienne s'épuisa vite en vaines querelles sur la grâce .Au lieu de favo¬riser un retour vers une vie vraiment chrétienne, il dévelop¬pait le goût des discussions stériles, faisait, de l'élite, des théologiens d'occasion et semait le découragement dans les âmes de bonne volonté. Il était, petit à petit, devenu un esprit tendant à resserrer les âmes dans les mailles de prescriptions inhumaines.

Son outrance même ne pouvait que provoquer une réaction. Les fidèles condamnés à respirer un air raréfié qu'il fallait aller chercher sur ces cîmes inabordables au commun des mortels, ou bien s'éloignaient d'une religion qui ne semblait plus faite pour eux, ou bien cherchaient ailleurs une religion qui leur semblât plus à leur portée. Et c'est ainsi que le Quietisme leur apparut, comme un mouvement de liberation
Tout comme le Jansénisme, le Quiétisme se présente sous la forme d'une théorie de la grâce. Tous deux mettent l'accent sur la souveraine efficacité de la grâce et rejettent dans l’ombre.
la collaboration de l'homme. Mais alors que le Jansénisme. met l'âme à l'étroit dans un réseau de prescriptions minutieuses et qu'il l'effraie par un rigorisme décourageant, le Quiétisme la dilate dans la contemplation de la bonté divine, indulgente et prévenante. L'un bâtit sur la justice, l'autre édifie sur la bonté ; l'un s'appesantit sur le dogme du péché originel vouant l'homme au châtiment à moins d'une expia¬tion sévère, l'autre préfère la vision du Rédempteur.

\Il est assez curieux de noter que si les aspects sont différents, le principe fondamental est le même. L'homme par lui-même est un pur néant : la faute originelle l'a rendu impuissant dans le domaine spirituel. De part et d'autre totale dépendance à l'égard de Dieu quant à la perfection et le salut. Ainsi, pas plus avec le Quiétisme qu'avec le Jansénisme nous ne nous évadons du grand problème de la grâce qui marque le XVII siècle spirituel. Il apparaît donc que le Quiétisme reste bien dans la ligne du grand mouvement spirituel du Grand Siècle. Il fut, comme le dit Paul Hazard, «l'une des formes de la poussée mystique qui, partout, ébranlait les murs des Eglises établies, au nom du sentiment déchaîné ». (Crise de la Conscience européenne, II, p. 263).

Mais toute la question est de savoir dans quelle mesure la dénomination « Querelle du Quiétisme » appliquée au conflit qui opposa Fénelon et Bossuet est justifiée. Pour cela, il fau¬drait démontrer que Fénelon fut véritablement quiétiste, et s'il le fut, dans quelle mesure. Ce sera tout l'effort de Bossuet au cours de la mémorable querelle.
Que la doctrine du Pur Amour, que la spiritualité des « Maximes des Saints » fassent de larges emprunts aux principes fondamentaux du Quiétisme, voilà qui ne semble guère contestable:-Il il y est question du « plus pur et plus parfait esprit d'oraison », d'une oraison qui peut être permanente, d'une oraison qui assure une union constante avec Dieu, qui / met à l'abri du péché. Mais ces principes, en eux-mêmes, pouvaient être susceptibles d'une interprétation parfaitement orthodoxe. Et si Molinos fut condamné, ce ne fut pas pour les avoir admis, mais pour les avoir torturés et avoir abrité derrière eux une conduite scandaleuse. En tout cas, il y a loin de la doctrine de Fénelon à celle de Molinos. Et c'est à tort que Bossuet et ses amis tentèrent d'assimiler les deux.

Féne¬lon protestera toujours avec véhémence. Il ne cessera d'affir¬mer que jamais il ne connut Molinos et qu'il ignorait tout de sa doctrine. Et nous pouvons le croire sur parole.
Non pas qu'il s'agisse d'absoudre entièrement Fénelon puisque l'Eglise elle-même le condamna. Et tout le monde sait que M. Henri Bremond y consacra son talent. Il s'agit simple¬ment de savoir dans quelle mesure il méritait cette condam¬nation. Nous essayerons de le dire plus loin.

Mais auparavant Fénelon pose un problème délicat entre tous. Comment, lui, théologien éminent, homme prudent s'il en fut, se laissa-t-il embarquer dans cette aventure ? Pour répondre à la question il faudrait, d'une part, approfondir sa psychologie, combien mouvante et complexe, et d'autre part, déterminer l'influence qu'exerça sur lui Madame Guyon. Une étude brève ne peut prétendre entrer au cœur du sujet.
Un fait est certain. L'influence de Madame Guyon sur Fénelon fut telle que, tout en n'admettant pas toute la doctrine de la dame, tout en se mettant en garde contre ses exagérations et fantaisies, il s'abandonna pleinement à elle pour la direction de son âme. Il convient de faire, en la circonstance, la part du théologien et celle de l'homme. Le théologien regim¬bait contre l'oraison de passivité, contre la foi nue et pure telles que les présentait Madame Guyon. Elles heurtaient en lui la formation théologique et spirituelle qu'il avait reçue à Saint-Sulpice. Tout cela, disait-il à Madame Guyon, n'en-trait que par la porte cochère ». Aussi, ce n'est pas sans hésitation — il n'eût pas été Fénelon sans cela — qu'il se laissa entraîner dans le sillage de la nouvelle spiritualité que Madame Guyon avait, prétendait-elle, mission de propager de par le monde. Mais il était fasciné par son assurance calme qu'il admirait dans la mesure même où il en manquait lui- même. Aussi, pourrait-on dire, il eut foi en elle avant que de faire confiance à sa doctrine.
Comment, lui si personnel, si sensible, si soucieux de sa réputation, en vint-il à se dépouiller ainsi ,de lui-même, acceptant une direction féminine alors qu'il était si jaloux de son indépendance. Avec une persévérance surprenante pour un tempérament autoritaire, il s'appliqua à combattre et sa volonté propre et ses idées les plus chères pour se transformer en Dieu selon l'idéal guyonnien.

Transformation qui, on le devine, n'allait pas sans un déchirement intime, mais qui, par contre¬coup, créait en lui une exaltation rendant possibles les sacrifices les plus durs. Il y a une certaine satisfaction à se laisser dépouiller, à sentir que lentement s'effrite le moi si vivace, lorsque la mort accomplit son oeuvre dans la lumière d'un grand idéal.
Et Madame Guyon était celle qui, inlassablement, entretenait la flamme intérieure et rendait courage quand les retours sur soi rendaient hésitants les pas du dirigé.
Encore une fois, Fénelon fut conquis dans son coeur avant de l'être dans son intelligence. Bien plus on peut dire que son intelligence ne fut jamais conquise.
Et c'est ce qui donne au drame intérieur qu'il vécut quelque chose de douloureux que reflète sa correspondance. Le dirigé pouvait bien s'incliner devant les désirs de la directrice ; mais le théologien pouvait difficilement s'abstenir de porter un jugement sur la doctrine elle-même. Et, disons-le tout de suite, les deux doctrines ne se recouvrent pas. Madame Guyon allait de l'avant.
Tant pis pour les dogmes qu'elle bousculait au passage, qu'elle con¬naissait imparfaitement et dont elle ne se préoccupait pas, convaincue qu'elle était d'écrire et d'agir sous l'inspiration divine. Cette absence de formation théologique, cette assu¬rance qu'elle parlait au nom de Dieu devaient singulièrement compliquer les débats par la suite.
Quoi d'étonnant que la crédulité de Fénelon ait été mise à dure épreuve ? Que de fois, dans sa correspondance, il sollicite des explications. Parfois il glisse de sérieuses réserves. Mais Madame Guyon a réponse à tout. Et en fin de compte, Fénelon se taisait dans un sentiment d'admiration et de confiance. C'est cette foi en la personne plus qu'en sa doctrine qui lui permit de soutenir un labeur vraiment écrasant dans le conflit qui ne devait pas tarder à éclater.

La « Querelle du Quiétisme » commença, en fait, le jour où évincée de Saint-Cyr, Madame Guyon demandat qu'on étudiât ses mœurs et sa doctrine. Avec son habileté coutumière, malgré un passé chargé et les aventures romanesques de son apostolat en Savoie, en Dauphiné, elle avait su s'insinuer dans les bonnes grâces de Madame de Maintenon. Admise dans l'intimité de Saint-Cyr, pourtant si jalousement surveillé, elle ne tarda pas à semer la discorde, un peu comme partout où elle passa. Satisfaction lui fut donnée, et une commission composée de Bossuet, de Mgr de Noailles, alors évêque de Châlons, et plus tard archevêque de Paris, et de Monsieur Tronson, supérieur de Saint-Sulpice, fut chargée de porter un jugement sur sa doctrine. Ils se réunirent à Issy pour les conférences qui, dans l'histoire, portent le nom de Confé¬rences d'Issy ».
Fénelon qui jusque-là avait entretenu des relations d'amitié avec Bossuet, ne tarda pas à se rendre compte que Madame Guyon serait condamnée par les Conférenciers. Cela, il voulait l'éviter à tout prix.

C'est alors qu'il intervint, discrètement d'abord, puis avec une insistance de plus en plus marquée. Les conférenciers d'Issy ne pouvaient pas traiter ses remar¬ques par omission, d'autant plus qu'entre-temps, Fénelon avait été nommé à l'archevêché de Cambrai. Eu égard à lui, les trois commissaires d'Issy n'osèrent pas condamner Mada¬me Guyon aussi explicitement qu'ils l'avaient projeté primitivement. Et c'est ce qui fait la faiblesse des « Articles d'Issy ».
Après bien des tractations et des retouches furent signés les articles d'Issy. Ils ne donnaient satisfaction à personne. Bossuet estimait avoir fait des concessions exagérées.

Fénelon faisait sentir qu'on n'avait pas fait entièrement justice à ses revendications qu'il jugeait légitimes. Il reprochait, en parti¬culier l'absence de définition précise sur l'état d'amour pur et désintéressé ainsi que sur l'oraison passive. A cause de lui certains articles restaient assez vagues dans leur énoncé, et pouvaient permettre des interprétations différentes. Et c'est ce qui arriva.
Le résultat des Articles d'Issy fut un certain malaise qui commença à se faire jour dans les rapports entre Bossuet et Fénelon.
Un incident allait provoquer la rupture. Fénelon, contrairement à la promesse qu'il lui avait faite antérieure¬ment, refusa d'approuver le livre « Les Etats d'oraison » que Bossuet avait écrit, précisément sur les questions en litige.

Dès lors, le conflit entra dans sa phase aiguë. Fénelon sen¬tait qu'on lui en voulait d'avoir pris la défense de Madame Guyon. Son attitude avait créé une certaine gêne. Il éprouva le besoin de donner une justification et de sa conduite et de sa doctrine. Il se mit au travail espérant qu'un ouvrage où il codifierait sa pensée donnerait entière satisfaction, et où en même temps, il affirmerait avec netteté la doctrine qu'il avait tenté de faire prévaloir à Issy. Ce livre ce fut : « Explication des Maximes des Saints sur la vie intérieure ».
C'est le livre capital de la Querelle, celui autour duquel tourna toute la discussion.
Dans cet ouvrage, Fénelon marque les cinq étapes dans l'amour de Dieu :
1°) amour charnel,
2°) amour de concupiscence,
3°) amour d'espérance,
4°) état d'amour mélangé où l'espérance occupe encore une place importante,
5°) état d'amour pur où l'âme aime Dieu uniquement pour -lui-même.

Tout le livre roule sur la différence qui existe entre le quatrième et le cinquième état d'amour. Fénelon affirme l'existence d'un état d'amour où l'âme aime Dieu uniquement pour lui-même sans considération d'intérêt personnel.
Sur cette question se grefferont les controverses au sujet de l'espérance chrétienne, qui, dans le système de Fénelon, semblait n'avoir plus sa raison d'être puisque l'on y aime Dieu sans considération d'intérêt personnel et de salut.
Dès son apparition, le ler février 1697,- ce livre souleva une grosse émotion. Il apparut clairement et d'après les difficultés théologiques qu'il soulevait et d'après l'accueil qui lui fut fait qu'il serait condamné en France.
Tout d'abord le livre indisposait les évêques par les circons¬tances même de sa parution. Fénelon qui désirait maintenir les bonnes relations entre les évêques, faisait le contraire de ce qu'on lui avait recommandé. Il avait promis à M. de Noailles, devenu archevêque de Paris, que son livre ne paraîtrait pas avant celui de Bossuet. Il avait manqué à sa promesse, essayant de se disculper en déclarant que cet accident ne lui était pas imputable, mais bien plutôt à ses amis. Ensuite le livre avait été composé en cachette de Bossuet, et celui-ci avait accusé le coup.
Par ailleurs le ton même de l'ouvrage ne pouvait manquer d'indisposer contre l'auteur. Fénelon semblait dire : Prenez bien garde ; si vous me condamnez, vous condamnerez aussi les Saints dont je ne fais que reproduire la doctrine.
Malgré tout, le livre ne tarda pas à être l'objet de critiques violentes. Les amis de Fénelon furent attérrés. Ils auraient voulu que leur ami n'ait jamais écrit pareil livre qui ne pou¬vait que causer bien des désagréments. Monsieur Tronson, depuis toujours le directeur de Fénelon, avec son clair bon sens, supplie Fénelon de consentir à la condamnation de Madame Guyon. Il pressent ce qui va arriver. Mgr de Chartres est convaincu que, seul, un désaveu peut le sauver.
Ces diverses réactions ne, pouvaient pas ne pas impressionner Fénelon. Lui qui avait refusé, sur un ton assez âpre, une approbation aux Etats d'oraison de Bossuet lui écrit avec déférence pour lui expliquer l'histoire de ce livre qui, à son gré, fait trop de bruit.

Mais il était trop tard. Ou bien Fénelon retirerait son livre, et son amour-propre s'y refusait, ou l'affaire suivrait son cours. Il se rendait bien compte qu'il ne fallait plus compter sur le succès qu'il s'était promis. Bien plus, sentant qu'il allait au devant d'une condamnation par ses pairs en France, il eut l'idée de porter la cause à Rome. Et il en obtint la licence de la part du roi.
Les épreuves n'allaient pas tarder à s'abattre sur Fénelon. Jusqu'alors Louis XIV n'avait pas semblé s'intéresser à la question. Il affectait la neutralité. Mais à la suite de différents incidents, il donna libre cours à sa mauvaise humeur. D'abord il fit renvoyer de Saint-Cyr trois religieuses compromises dans l'affaire et, parmi elles, Mademoiselle de la Maisonfort, dirigée de Fénelon.
Ensuite il écrivit au Souverain Pontife qu'il avait fait exami¬ner le livre en litige et que ce livre avait été jugé répréhen¬sible.

Enfin, il enjoignit à Fénelon qui lui demandait l’autorisation, d’aller présenter son livre à Rome, de se retirer dans son -diocèse. Désormais il ne quittera plus Cambrai. C'est de son lointain diocèse qu'il suivra les phases de la lutte que menèrent à Rome partisans et adversaires de l'amour pur. Il s'astreint à un labeur considérable, envoyant sans cesse à Rome des éclaircissements, tandis que de son côté Bossuet mettait tout en œuvre pour hâter la condamnation du livre incriminé.

Cet âpre duel, où deux prélats éminents échangèrent des coups furieux, où ils employèrent à se discréditer mutuelle¬ment tout leur génie, trahissait de part et d'autre la peur d'avoir le dessous à Rome. Ils essayaient de se persuader ou de faire croire aux autres qu'il s'agissait uniquement de la vérité. Mais ce qui les inquiétait surtout, c'étaient les conclu¬sions de l'examen par les théologiens. Et la décision pontificale qui tardait, la division qui régnait parmi les examinateurs, entretenaient et, de jour en jour, accroissaient l'énervement.

Que l'on était loin du « pur amour ». La célèbre « Relation sur le Quiétisme » de Bossuet et ses succédanés nous font pénétrer dans la vie intime de Fénelon. Bossuet, pourquoi ne pas l'avouer, manqua doublement de délicatesse. Beaucoup de détails qui amusaient tant le public toujours friand de scandales, étaient des confidences, soit de Fénelon, soit de Madame Guyon. Et l'on est peiné de le voir se réjouir du succès de ses révélations piquantes qui, somme toute, étaient des indiscrétions indignes de lui.
A bon droit, Fénelon protes¬tait contre le procédé qui livrait, au mépris de la plus élé¬mentaire discrétion, ce qui n'avait pas été confié à cet effet. Et l'excuse qui consiste à dire que Bossuet avait été en quel¬que sorte provoqué par l'attitude de son contradicteur, n'est pas suffisante:

Enfin, après deux années de lutte, le 12 mars 1699, aux Cardinaux assemblés, le Pape donnait lecture du Bref « Cum alias » qui proscrivait le livre de Fénelon et condamnait vingt- trois propositions concernant l'amour pur et l'oraison passive.
Fénelon, nous l'avons dit au début, dans un geste méritoire, lut lui-même, du haut de la chaire de la cathédrale de Cam¬brai, le Bref pontifical qui le condamnait.
Cependant, jamais il n'a pu se persuader que l'amour pur tel qu'il l'entendait, méritait condamnation. Le Bref frappait une doctrine, fausse, à la vérité, mais qui n'était pas la sienne. Il avait beau déclarer que son livre il l'avait sacrifié à l'auto¬rité pontificale. Il n'en reste pas
moins que, à part lui, il ne se sentait pas condamnable. Jusqu'à quel point n'espérait-il pas une réhabilitation ?
Déjà, dans le « Mandement pour l'acceptation du Bref », il avait affirmé se soumettre pleinement « tant pour le texte que pour les propositions ». Ces propositions, estimait-il, étaient répréhensibles et passibles de censure « in sensu obvio », c'est- à-dire selon la signification que leur confère l'usage courant des mots, mais nullement dans le sens qu'il leur prêtait.

Cette idée il la reprit, en termes très nuancés, dans une dissertation sur l'amour pur, adressée à Clément XI. C'est aussi la teneur d'une lettre au même Souverain Pontife (8 mars 1701) qu'il termine en disant au Pape que les vrais théolo¬giens se taisent par respect, mais gardent l'espoir qu'un jour la vérité triomphera.
Dans son « Epistola secunda de amore puro », une fois de plus il affirme se soumettre entièrement à la décision portée par l'Eglise. Toutefois, il ajoutait que « l'équité et la vérité demandent que l'on distingue du vrai sens du livre, le sens de l'auteur, son idée et son intention ».
Jusqu'à sa mort il estima, sans doute sincèrement, que l'amour pur tel qu'il le concevait, ne méritait pas condamnation.
Quelle était donc, en bref, la doctrine soumise à l'examen des théologiens ? On peut la résumer dans les quatre points suivants.

1°) Il y a un état d'amour dans lequel l'âme aime Dieu pour lui-même, mais aussi en vue de faire son salut. Cet état est déjà bien parfait, car on y aime Dieu, avant tout pour lui- même et par dessus tout. La béatitude n'y occupe que le second rang et reste subordonnée à la fin dernière qui est la gloire de Dieu. Tel est le quatrième degré d'amour, tel que le présente le livre des « Maximes des Saints ».
Mais au-dessus de ce degré déjà bien parfait, il y a un état de charité où l'on aime Dieu d'un amour pur et sans mélange. Le seul bon plaisir divin est l'origine et la fin de toutes les actions. L'intérêt propre n'y a aucune place.
2°) Dans cet état d'amour pur, l'âme est indifférente au point de ne plus désirer son salut par un désir de jouissance personnelle. Elle est tellement désireuse de plaire en tout à Dieu qu'elle consentirait à faire le sacrifice de son éternité si telle était la volonté de Dieu.
Bien plus, dans les extrêmes épreuves, croyant faussement qu'elle est damnée, elle acquiesce à cette condamnation, et cela avec l'assentiment de son directeur.
3°) Cette âme est entièrement passive entre les mains de Dieu.
4°) L'état de cette âme est un état de contemplation. Ses actes sont si simples qu'elle ne peut s'en apercevoir. Elle est dans un état de parfaite quiétude.
Qu'est-ce qui fut condamné dans cette doctrine ?
Tout d'abord, pour la parfaite compréhension du Bref pon¬tifical, il importe d'observer que l'Église a deux façons de condamner des propositions répréhensibles :
a) absolument en elles-mêmes, sans tenir compte d'autre chose que du sens naturel et usité des mots et indépendam¬ment des livres dont elles ont été extraites.
b) dans le sens de l'auteur, telles qu'elles se trouvent dans un livre déterminé. Le sens de l'auteur est donné, à la fois par le sens usuel des mots et par le contexte.
Or, le Bref « Cum alias » condamnait 23 propositions tirées des « Maximes des Saints » « soit dans le sens obvie de leurs termes, soit compte tenu de la connexion des propositions en¬tre elles ». Comme le faisait remarquer un théologien, l'abbé Phélippeaux, si le Pape avait entendu condamner les propo-sitions dans les deux sens, c'est-à-dire telles qu'elles se trouvent dans le livre de Fénelon, il aurait libellé la condam¬nation : « dans le sens obvie des termes et en tenant compte de la connexion des propositions ». Il ne l'a pas fait ; il ne disait pas dans quel sens il condamnait. Il semble bien qu'il faille y voir un adoucissement.
Par ailleurs, le Souverain Pontife donnait un simple Bref, et non pas une Bulle ou une Constitution, comme pour les célèbres condamnations.

Tout porte à croire que le Souverain Pontife voulait une condamnation dans la forme la plus douce. Il ne s'agit pas, évidemment, de dire comme certains, que les propositions n'étaient pas condamnables, dans le sens de l'auteur. En effet le Bref porte qu'elles le sont, soit dans le sens obvie soit dans le sens de l'auteur. Il affirme donc qu'elles sont répréhensibles, encore qu'il ne soit pas dit qu'elles le sont dans le sens même de l'auteur.
« Si l'on étudie la Querelle du Quiétisme, remarque M. Al¬bert Chérel, la comprendra-t-on bien en y voyant surtout une série d'admirables pamphlets ? Et ne vaut-il pas mieux, n'est-il pas plus juste, de chercher les causes de l'animosité des adversaires dans des « questions de foi toujours inaccom-modables selon l'expression de Bossuet ? »
Le livre « Les Maximes des Saints » apparaît pour peu qu'on l'étudie, comme un « effort de pensée religieuse ». Ni Fénelon, ni Bossuet n'avaient fait naître la question qui les divisait. Elle est une de celles que pose toujours le problème de la perfection chrétienne. Et surtout, le XVII siècle l'avait mise à l'ordre du jour.
Aussi convient-il de voir dans la Querelle du Quiétisme autre chose qu'une passe d'armes infiniment regrettable, dernier sursaut de ce Grand Siècle qui s'était passionné pour les discussions théologiques. Malheureusement la longue lutte: eut une répercussion qui se traduisit par un appauvrissement de la vie intérieure.
Gabriel JOPPIN,S.J.Docteur ès-Lettres.