Examen de conscience sur les devoirs de

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Direction pour la conscience d'un roi
ou
 Examen de conscience sur les devoirs de la royauté
 
Personne ne souhaite plus que moi, monseigneur, que vous soyez un très grand nombre d’années loin des périls inséparables de la royauté. Je le souhaite par zèle pour la conservation de la personne sacrée du roi, si nécessaire à son royaume, et de celle de Mgr Le Dauphin. Je le souhaite pour le bien de l'état. Je le souhaite pour le vôtre même ; car un des plus grands malheurs qui vous pût arriver serait d’être le maître des autres, dans un âge où vous l’êtes encore si peu de vous-même. Mais il faut vous préparer de loin aux dangers d’un état dont je prie Dieu de vous préserver jusques à l’âge le plus avancé de la vie. La meilleure manière de faire connaître cet état à un prince qui craint Dieu et qui aime la religion, c’est de lui faire un examen de conscience sur les devoirs de la royauté. C’est ce que je vais tâcher de faire.
 
 
 
ARTICLE 1 De l’instruction.
I
Connaissez-vous assez toutes les vérités du christianisme ? Vous serez jugé sur l’Evangile, comme le moindre de vos sujets. Etudiez-vous vos devoirs dans cette loi divine ? Souffririez-vous qu’un magistrat jugeât tous les jours les peuples en votre nom, sans savoir vos lois et vos ordonnances qui doivent être la règle de ses jugements ? Espérez-vous que Dieu souffrira que vous ignoriez sa loi, suivant laquelle il veut que vous viviez et que vous gouverniez son peuple ? Lisez-vous l’Evangile sans curiosité, avec une docilité humble, dans un esprit de pratique, et vous tournant contre vous-même pour vous condamner dans toutes les choses que cette loi reprendra en vous ?
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Ii ne vous êtes-vous point imaginé que l' Évangile ne doit point être la règle des rois comme celle de leurs sujets ; que la politique les dispense d' être humbles, justes, sincères, modérés, compatissants, prêts à pardonner les injures ? Quelque lâche et corrompu flatteur ne vous a-t-il point dit, et n’avez-vous point été bien aise de croire, que les rois ont besoin de se gouverner pour leurs états par certaines maximes de hauteur, de dureté, de dissimulation, en s’élevant au-dessus des règles communes de la justice et de l’humanité ?
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Iii n’avez-vous point cherché les conseillers, en tout genre, les plus disposés à vous flatter dans vos maximes d’ambition, de vanité, de faste, de mollesse et d’artifice ? N’avez-vous point eu peine à croire les hommes fermes et désintéressés qui, ne désirant rien de vous, et ne se laissant point éblouir par votre grandeur, vous auraient dit avec respect toutes vos vérités, et vous auraient contredit pour vous empêcher de faire des fautes ?
 
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N’avez-vous pas été bien aise, dans les replis les plus cachés de votre cœur, de ne pas voir le bien que vous n’aviez pas envie de faire, parce qu’il vous en aurait trop coûté pour le pratiquer ; et n’avez-vous point cherché des raisons pour excuser le mal auquel votre inclination vous portait ?
 
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N’avez-vous point négligé la prière pour demander à Dieu la connaissance de ses volontés sur vous ? Avez-vous cherché dans la prière la grâce pour profiter de vos lectures ? Si vous avez négligé de prier, vous vous êtes rendu coupable de toutes les ignorances où vous avez vécu, et que l’esprit de prière vous aurait ôtées. C’est peu de lire les vérités éternelles, si on ne prie pour obtenir le don de les bien entendre. N’ayant pas bien prié, vous avez mérité les ténèbres où Dieu vous a laissé sur la correction de vos défauts et sur l’accomplissement de vos devoirs. Ainsi la négligence, la tiédeur et la distraction volontaire dans la prière, qui passent d' ordinaire pour les plus légères de toutes les fautes, sont néanmoins la vraie source de l’ignorance et de l’aveuglement funeste où vivent la plupart des princes.
 
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 Avez-vous choisi pour votre conseil de conscience les hommes les plus pieux, les plus fermes et les plus éclairés, comme on cherche les meilleurs généraux d’armées pour commander les troupes pendant la guerre, et les meilleurs médecins, quand on est malade ? Avez-vous composé ce conseil de conscience de plusieurs personnes, afin que l’une puisse vous préserver des préventions de l’autre, parce que tout homme, quelque droit et habile qu’il puisse être, est toujours capable de prévention ? Avez-vous craint les inconvénients qu’il y a à se livrer à un seul homme ? Avez-vous donné à ce conseil une entière liberté de vous découvrir sans adoucissement toute l’étendue de vos obligations de conscience ?
 
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Avez-vous travaillé à vous instruire des lois, coutumes et usages du royaume ? Le roi est le premier juge de son état : c' est lui qui fait les lois ; c' est lui qui les interprète dans le besoin ; c' est lui qui juge souvent dans son conseil suivant les lois qu' il a établies ou trouvées déjà établies avant son règne ; c' est lui qui doit redresser tous les autres juges : en un mot, sa fonction est d' être à la tête de toute la justice pendant la paix, comme d' être à la tête des armées pendant la guerre ; et comme la guerre ne doit jamais être faite qu' à regret, le plus courtement qu' il est possible et en vue d' une constante paix, il s' ensuit que la fonction de commander des armées n' est qu' une fonction passagère, forcée et triste pour les bons rois, au lieu que celle de juger les peuples et de veiller sur tous les juges est leur fonction naturelle, essentielle, ordinaire et inséparable de la royauté. Bien juger, c’est juger selon les lois. Pour juger selon les lois, il les faut savoir. Les savez-vous, et êtes-vous en état de redresser les juges qui les ignorent ? Connaissez-vous assez les principes de la jurisprudence pour être facilement au fait quand on vous rapporte une affaire ? Êtes-vous en état de discerner entre vos conseillers ceux qui vous flattent d’avec ceux qui ne vous flattent pas, et ceux qui suivent religieusement les règles d’avec ceux qui voudraient les plier d’une façon arbitraire selon leurs vues ? Ne dites point que vous suivez la pluralité des voix : car, outre qu’il y a des cas de partage dans votre conseil, où votre avis doit décider, ne fussiez-vous là que comme un président de compagnie, de plus vous êtes là le seul vrai juge ; vos conseillers d’état ou ministres ne sont que de simples consulteurs ; c’est vous seul qui décidez effectivement. La voix d’un seul homme de bien éclairé doit souvent être préférée à celle de dix juges timides et faibles, ou entêtés et corrompus. C’est le cas où l’on doit plutôt peser que compter les voix.
 
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 Avez-vous étudié la vraie forme du gouvernement de votre royaume ? Il ne suffit pas de savoir les lois qui règlent la propriété des terres et autres biens entre les particuliers. C’est sans doute la moindre partie de la justice : il s’agit de celle que vous devez garder entre votre nation et vous, entre vous et vos voisins. Avez-vous étudié sérieusement ce qu’on nomme le droit des gens ? Droit qu' il est d' autant moins permis à un roi d' ignorer, que c' est le droit qui règle sa conduite dans ses plus importantes fonctions, et que ce droit se réduit aux principes les plus évidents du droit naturel pour tout le genre humain. Avez-vous étudié les lois fondamentales et les coutumes constantes qui ont force de loi pour le gouvernement général de votre nation particulière ? Avez-vous cherché à connaître, sans vous flatter, quelles sont les bornes de votre autorité ? Savez-vous par quelles formes le royaume s’est gouverné sous les diverses races ; ce que c’était que les anciens parlements, et les états généraux qui leur ont succédé ; quelle était la subordination des fiefs ; comment les choses ont passé à l’état présent, sur quoi ce changement est fondé ; ce que c’est que l’anarchie ; ce que c’est que la puissance arbitraire, et ce que c’est que la royauté réglée par les lois, milieu entre les deux extrémités ? Souffririez-vous qu’un juge jugeât sans savoir l’ordonnance, et qu’un général d’armée commandât sans savoir l’art militaire ? Croyez-vous que Dieu souffre que vous régniez, si vous régnez sans être instruit de ce qui doit borner et régler votre puissance ? Il ne faut donc pas regarder l’étude de l’histoire, des mœurs et de tout le détail de l’ancienne forme du gouvernement comme une curiosité indifférente, mais comme un devoir essentiel de la royauté.
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 Il ne suffit pas de savoir le passé, il faut connaître le présent. Savez-vous le nombre d’hommes qui composent votre nation ; combien d’hommes, combien de femmes, combien de laboureurs, combien d’artisans, combien de praticiens, combien de commerçants, combien de prêtres et de religieux, combien de nobles et de militaires ? Que dirait-on d’un berger qui ne saurait pas le nombre de son troupeau ? Il est aussi facile à un roi de savoir le nombre de son peuple : il n’a qu’à le vouloir. Il doit savoir s’il y a assez de laboureurs ; s’il y a, à proportion, trop d’autres artisans, trop de praticiens, trop de militaires à la charge de l’état. Il doit connaître le naturel des habitants de ses différentes provinces, leurs principaux usages, leurs franchises, leurs commerces, et les lois de leurs divers trafics au dedans et au dehors du royaume. Il doit savoir les divers tribunaux établis en chaque province, les droits des charges, les abus de ces charges, etc. Autrement il ne saura point la valeur de la plupart des choses qui passeront devant ses yeux ; ses ministres lui imposeront sans peine à toute heure ; il croira tout voir et ne verra rien qu’à demi. Un roi ignorant sur toutes ces choses n’est qu’à demi roi ; son ignorance le met hors d’état de redresser ce qui est de travers ; son ignorance fait plus de mal que la corruption des hommes qui gouvernent sous lui.
 
ARTICLE 2 De l’exemple.
 
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On dit d' ordinaire aux rois qu’ils ont moins à craindre les vices de particuliers que les défauts auxquels ils s’abandonnent dans les fonctions royales. Pour moi, je dis hardiment le contraire, et je soutiens que toutes leurs fautes dans la vie la plus privée sont d’une conséquence infinie pour la royauté. Examinez donc vos mœurs en détail. Les sujets sont de serviles imitateurs de leur prince, surtout dans les choses qui flattent leurs passions. Leur avez-vous donné le mauvais exemple d’un amour déshonnête et criminel ? Si vous l’avez fait, votre autorité a mis en honneur l’infamie ; vous avez rompu la barrière de la pudeur et de l’honnêteté ; vous avez fait triompher le vice et l’impudence ; vous avez appris à tous vos sujets à ne rougir plus de ce qui est honteux : leçon funeste qu’ils n’oublieront jamais. Il vaudrait mieux, dit Jésus-Christ, être jeté, avec une meule de moulin au cou, au fond des abîmes de la mer, que d’avoir scandalisé le moindre des petits. Quel est donc le scandale d’un roi qui montre le vice assis avec lui sur son trône, non seulement à tous ses sujets, mais encore
 
 à toutes les cours et à toutes les nations du monde connu ! Le vice est par lui-même un poison contagieux ; le genre humain est toujours prêt à recevoir cette contagion ; il ne tend par ses inclinations qu'à secouer le joug de toute pudeur. Une étincelle cause un incendie ; une action d'un roi fait souvent une multiplication et un enchaînement de crimes qui s’étendent jusqu' à plusieurs nations et à plusieurs siècles. N’avez-vous point donné de ces mortels exemples ? Peut-être croyez-vous que vos désordres ont été secrets. Non, le mal n’est jamais secret dans les princes. Le bien y peut être secret, car on a grande peine à le croire véritable en eux ; mais, pour le mal, on le devine, on le croit sur les moindres soupçons. Le public pénètre tout ; et souvent, pendant que le prince se flatte que ses faiblesses sont ignorées, il est le seul qui ignore combien elles sont l'objet de la plus maligne critique. En lui, tout commerce équivoque et sujet à explication, toute apparence de galanterie, tout air passionné ou amusé cause un scandale et porte coup pour altérer les mœurs de toute une nation.
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 N’avez-vous point autorisé une liberté immodeste dans les femmes ? Ne les admettez-vous dans votre cour que pour le vrai besoin ? N’y sont-elles qu’auprès de la reine ou des princesses de votre maison ? Choisissez-vous pour ces places des femmes d’un âge mûr et d’une vertu éprouvée ? Excluez-vous de ces places les jeunes femmes d’une beauté qui serait un piège pour vous et pour vos courtisans ? Il vaut mieux que de telles personnes demeurent dans une vie retirée, au milieu de leurs familles, loin de la cour. Avez-vous exclu de votre cour toutes les dames qui n’y sont point nécessaires dans les places auprès des princesses ? Avez-vous soin de faire en sorte que les princesses elles-mêmes soient modestes, retirées et d’une conduite régulière en tout ? En diminuant le nombre des femmes de la cour, et en les choisissant le mieux que vous pouvez, avez-vous soin d’écarter celles qui introduisent des libertés dangereuses, et d’empêcher que les courtisans corrompus ne les voient en particulier, hors des heures où toute la cour se rassemble ? Toutes ces précautions paraissent maintenant des scrupules et des sévérités outrées ; mais, si on remonte aux temps qui ont précédé le règne de François Ier, on trouvera qu' avant la licence scandaleuse introduite par ce prince, les femmes de la première condition, surtout celles qui étaient jeunes et belles, n' allaient point à la cour : tout au plus elles y paraissaient très rarement, pour aller rendre leurs devoirs à la reine ; ensuite, leur honneur était de demeurer à la campagne dans leurs familles. Ce grand nombre de femmes qui vont librement partout à la cour est un abus monstrueux, auquel on a accoutumé la nation. N’avez-vous point autorisé cette pernicieuse coutume ? N’avez-vous point attiré ou conservé, par quelque distinction, dans votre cour quelque femme d’une conduite actuellement suspecte, ou du moins qui a autrefois mal édifié le monde ? Ce n’est point à la cour que ces personnes profanes doivent faire pénitence. Qu’elles l’aillent faire dans des retraites, si elles sont libres, ou dans leurs familles, si elles sont attachées au monde par leurs maris encore vivants. Mais écartez de votre cour tout ce qui n’a pas été régulier, puisque vous avez à choisir parmi toutes les femmes de qualité de votre royaume pour remplir les places.
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 Avez-vous soin de réprimer le luxe et d’arrêter l’inconstance ruineuse des modes ? C’est ce qui corrompt la plupart des femmes ; elles se jettent à la cour dans des dépenses qu’elles ne peuvent soutenir sans crime. Le luxe augmente en elles la passion de plaire ; et leur passion pour plaire se tourne principalement à tendre des pièges au roi. Il faudrait qu’il fût insensible et invulnérable pour résister à toutes ces femmes pernicieuses qu’il tient autour de lui : c’est une occasion toujours prochaine dans laquelle il se met. N’avez-vous point souffert que les personnes les plus vaines et les plus prodigues aient inventé de nouvelles modes pour augmenter les dépenses ? N’avez-vous pas vous-même contribué à un si grand mal par une magnificence excessive ? Quoique vous soyez roi, vous devez éviter tout ce qui coûte beaucoup, et que d’autres voudraient avoir comme vous. Il est inutile d’alléguer que nul de vos sujets ne doit se permettre un extérieur qui ne convient qu’à vous. Les princes qui vous touchent de près voudront faire à peu près ce que vous ferez ; les grands seigneurs se piqueront d’imiter les princes ; les gentilshommes voudront être comme les seigneurs ; les financiers surpasseront les seigneurs mêmes ; tous les bourgeois voudront marcher sur les traces des financiers, qu’ils ont vus sortir de la boue. Personne ne se mesure et ne se fait justice. De proche en proche, le luxe passe, comme par une nuance imperceptible, de la plus haute condition à la lie du peuple. Si vous avez de la broderie, bientôt les valets de chambre en porteront. Le seul moyen d’arrêter tout court le luxe est de donner vous-même l’exemple que Saint Louis donnait d’une grande simplicité. L’avez-vous donné en tout, cet exemple si nécessaire ? Il ne suffit pas de le donner en habits ; il faut le donner en meubles, en équipages, en tables, en bâtiments. Sachez comment les rois vos prédécesseurs étaient logés et meublés ; sachez quels étaient leurs repas et leurs voitures : vous serez étonné des prodiges de luxe où nous sommes tombés. Il y a autour' hui plus de carrosses à six chevaux dans Paris qu’il n’y avait de mules il y a cent ans. Chacun n’avait point une chambre ; une seule chambre suffisait, avec plusieurs lits, pour plusieurs personnes : maintenant chacun ne peut plus se passer d’appartements vastes et d’enfilades ; chacun veut avoir des jardins où l’on renverse toute la terre, des jets d’eau, des statues, des parcs sans bornes, des maisons dont l’entretien surpasse le revenu des terres où elles sont situées. D' où cela vient-il ? De l’exemple d’un seul. L’exemple seul peut redresser les mœurs de toute la nation. Nous voyons même que la folie de nos modes est contagieuse chez tous nos voisins. Toute l’Europe, si jalouse de la France, ne peut s’empêcher de se soumettre sérieusement à nos lois dans ce que nous avons de plus frivole et de plus pernicieux. Encore une fois, telle est la force de l’exemple du prince : lui seul peut, par sa modération, ramener au bon sens ses propres peuples et les peuples voisins ; puisqu' il le peut, il le doit sans doute : l’avez-vous fait ?
 
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 N’avez-vous point donné un mauvais exemple, ou pour des paroles trop libres, ou pour des railleries piquantes, ou pour des manières indécentes de parler sur la religion ? Les courtisans sont de serviles imitateurs, qui se font gloire d’avoir tous les défauts du prince. Avez-vous repris l’irréligion jusque dans les moindres mots par lesquels on voudrait l’insinuer ? Avez-vous fait sentir votre sincère indignation contre l’impiété ? N’avez-vous rien laissé de douteux là-dessus ? N’avez-vous jamais été retenu par une mauvaise honte, qui vous ait fait rougir de l’Evangile ? Avez-vous montré par vos discours et par vos actions votre foi sincère et votre zèle pour le christianisme ? Vous êtes-vous servi de votre autorité pour rendre l’irréligion muette ? Avez-vous écarté avec horreur les plaisanteries malhonnêtes, les discours équivoques, et toutes les autres marques de libertinage ?
 
ARTICLE 3 De la justice.
 
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N’avez-vous rien pris à aucun de vos sujets par pure autorité et contre les règles ? L’avez-vous dédommagé, comme un particulier l’aurait fait, quand vous avez pris sa maison, ou enfermé son champ dans votre parc, ou supprimé sa charge, ou éteint sa rente ? Avez-vous examiné à fond les vrais besoins de l’état, pour les comparer avec l’inconvénient des taxes, avant que de charger vos peuples ? Avez-vous consulté sur une si importante question les hommes les plus éclairés, les plus zélés pour le bien public, et les plus capables de vous dire la vérité sans flatterie ni mollesse ? N’avez-vous point appelé nécessité de l’état ce qui ne servait qu’à flatter votre ambition, comme une guerre pour faire des conquêtes et pour acquérir de la gloire ? N’avez-vous point appelé besoins de l’état vos propres prétentions ? Si vous aviez des prétentions personnelles pour quelque succession dans les états voisins, vous deviez soutenir cette guerre sur votre domaine, sur vos épargnes, sur vos emprunts personnels, ou, du moins, ne prendre à cet égard que les secours qui vous auraient été donnés par la pure affection de vos peuples, et non pas les accabler d' impôts pour soutenir des prétentions qui n' intéressent point vos sujets, car ils n' en seront point plus heureux quand vous aurez une province de plus. Quand Charles Viii alla à Naples pour recueillir la succession de la maison d’Anjou, il entreprit cette guerre à ses dépens personnels : l’état ne se crut point obligé aux frais de cette entreprise. Tout au plus vous pourriez recevoir en de telles occasions les dons des peuples, faits par affection, et par rapport à la liaison qui est entre les intérêts d’une nation zélée et d’un roi qui la gouverne en père. Mais, selon cette vue, vous seriez bien éloigné d’accabler les peuples d’impôts pour votre intérêt particulier.
 
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N’avez-vous point toléré des injustices, lors même que vous vous êtes abstenu d’en faire ? Avez-vous choisi avec assez de soin toutes les personnes que vous avez mises en autorité, les intendants, les gouverneurs, les ministres, etc. ? N’en avez-vous choisi aucun par mollesse pour ceux qui vous les proposaient, ou par un secret désir qu’ils poussassent au-delà des vraies bornes votre autorité ou vos revenus ? Vous êtes-vous informé de leur administration ? Avez-vous fait entendre que vous étiez prêt à écouter des plaintes contre eux, et à en faire bonne justice ? L’avez-vous faite quand vous avez découvert leurs fautes ?
 
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 N’avez-vous point donné ou laissé prendre à vos ministres des profits excessifs, que leurs services n’avaient point mérités ? Les récompenses que le prince donne à ceux qui servent sous lui l’état doivent toujours avoir certaines bornes. Il n’est point permis de leur donner des fortunes qui surpassent celles des gens de la plus haute condition, ni qui soient disproportionnées aux forces présentes de l’état. Un ministre, quelques services qu’il ait rendus, ne doit point parvenir tout à coup à des biens immenses, pendant que les peuples souffrent, et que les princes et seigneurs du premier rang sont nécessiteux. Il est encore moins permis de donner de telles fortunes à des favoris, qui d' ordinaire ont encore moins servi l’état que les ministres.
 
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 Avez-vous donné à tous les commis des bureaux de vos ministres, et aux autres personnes qui remplissent les emplois subalternes, des appointements raisonnables, pour pouvoir subsister honnêtement sans rien prendre des expéditions ? En même temps, avez-vous réprimé le luxe et l’ambition de ces gens-là ? Si vous ne l’avez pas fait, vous êtes responsable de toutes les exactions secrètes qu’ils ont faites dans leurs fonctions. D' un côté, ils n’entrent dans ces places qu’en comptant qu’ils y vivront avec éclat, et qu’ils y feront de promptes fortunes. D' un autre côté, ils n’ont pas d' ordinaire en appointements le tiers de l’argent qu’il leur faut pour la dépense honorable qu’ils font avec leurs familles ; ils n’ont d' ordinaire aucun bien par leur naissance. Que voulez-vous qu’ils fassent ? Vous les mettez dans une espèce de nécessité de prendre en secret tout ce qu’ils peuvent attraper sur l’expédition des affaires. Cela est évident ; et c’est fermer les yeux de mauvaise foi, que de ne le pas voir. Il faudrait que vous leur donnassiez davantage, et que vous les empêchassiez de se mettre sur un trop haut pied.
 
 
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 Avez-vous cherché les moyens de soulager les peuples, et de ne prendre sur eux que ce que les vrais besoins de l’état vous ont contraint de prendre pour leur propre avantage ? Le bien des peuples ne doit être employé qu’à la vraie utilité des peuples mêmes. Vous avez votre domaine, qu’il faut retirer et liquider : il est destiné à la subsistance de votre maison. Vous devez modérer cette dépense domestique, surtout quand vos revenus de domaine sont engagés, et que les peuples sont épuisés. Les subventions des peuples doivent être employées pour les vraies charges de l’état. Vous devez vous étudier à retrancher, dans les temps de
 
 pauvreté publique, toutes les charges qui ne sont pas d’une absolue nécessité. Avez-vous consulté les personnes les plus habiles et les mieux intentionnées qui peuvent vous instruire de l' état des provinces, de la culture des terres, de la fertilité des années dernières, de l' état du commerce, etc., pour savoir ce que l' état peut payer sans souffrir ? Avez-vous réglé là-dessus les impôts de chaque année ? Avez-vous écouté favorablement les remontrances des gens de bien ? Loin de les réprimer, les avez-vous cherchées et prévenues, comme un bon prince le doit faire ? Vous savez qu’autrefois le roi ne prenait jamais rien sur les peuples par sa seule autorité : c’était le parlement, c’est-à-dire l’assemblée de la nation, qui lui accordait les fonds nécessaires pour les besoins extraordinaires de l’état. Hors de ce cas, il vivait de son domaine. Qu’est-ce qui a changé cet ordre, sinon l’autorité absolue que les rois ont prise ? De nos jours, on voyait encore les parlements, qui sont des compagnies infiniment inférieures aux anciens parlements ou états de la nation, faire des remontrances pour n’enregistrer pas les édits bursaux. Du moins devez-vous n’en faire aucun sans avoir bien consulté des personnes incapables de vous flatter, et qui aient un véritable zèle pour le bien public. N’avez-vous point mis sur les peuples de nouvelles charges pour soutenir vos dépenses superflues, le luxe de vos tables, de vos équipages et de vos meubles, l’embellissement de vos jardins et de vos maisons, les grâces excessives que vous avez prodiguées à vos favoris ?
 
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 N’avez-vous point multiplié les charges et offices pour tirer de leur création de nouvelles sommes ? De telles créations ne sont que des impôts déguisés. Elles se tournent toutes à l’oppression des peuples ; et elles ont trois inconvénients que les simples impôts n’ont pas.
1) elles sont perpétuelles, quand on n’en fait pas le remboursement ; et si on en fait le remboursement, ce qui est ruineux pour vos sujets, on recommence bientôt ces créations.
2) ceux qui achètent les offices créés veulent retrouver au plus tôt leur argent avec usure ; vous leur livrez le peuple pour l’écorcher. Pour cent mille francs qu’on vous donnera, par exemple, sur une création d’offices, vous livrez les peuples pour cinq cent mille francs de vexation qu’ils souffriront sans remède.
3) vous ruinez, par ces multiplications d’offices, la bonne police de l’état ; vous rendez la justice de plus en plus vénale ; vous en rendez la réforme de plus en plus impraticable ; vous obérez toute la nation, car ces créations deviennent des espèces de dettes de la nation entière ; enfin vous réduisez tous les arts et toutes les fonctions à des monopoles qui gâtent et qui abâtardissent tout. N’avez-vous point à vous reprocher de telles créations, dont les suites seront pernicieuses pendant plusieurs siècles ? Le plus sage et le meilleur de tous les rois, dans un règne paisible de cinquante ans, ne pourrait raccommoder ce qu’un roi peut avoir fait de maux par ces sortes de créations en dix ans de guerre. N’avez-vous point été trop facile pour des courtisans qui, sous prétexte d’épargner vos finances dans les récompenses qu’ils vous ont demandées, vous ont proposé ce qu’on appelle des affaires ? Ces affaires sont toujours des impôts déguisés sur le peuple, qui troublent la police, qui énervent la justice, qui dégradent les arts, qui gênent le commerce, qui chargent le public, pour contenter un peu de temps l’avidité d’un courtisan fastueux et prodigue. Renvoyez vos courtisans passer quelques années dans leurs terres pour raccommoder leurs affaires ; apprenez-leur à vivre avec frugalité ; montrez-leur que vous n’estimez que ceux qui vivent avec la règle et qui gouvernent bien leurs affaires ; témoignez du mépris pour ceux qui se ruinent follement : par là vous leur ferez plus de bien (sans qu’il en coûte un sou, ni à vous, ni à vos peuples) que si vous leur prodiguiez tout le bien public.
 
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 N’avez-vous jamais toléré et voulu ignorer que vos ministres aient pris le bien des particuliers pour votre usage, sans le payer à sa juste valeur, ou du moins retardant le payement du prix, en sorte que ce retardement a porté dommage aux vendeurs forcés ? C' est ainsi que des ministres prennent les maisons des particuliers pour les enfermer dans les palais des rois ou dans leurs fortifications ; c' est ainsi qu' on dépossède les propriétaires de leurs seigneuries, ou fiefs, ou héritages, pour les mettre dans des parcs ; c' est ainsi qu' on établit des capitaineries de chasse, où les capitaines accrédités auprès du prince ôtent la chasse aux seigneurs dans leurs propres terres, jusqu' à la porte de leurs châteaux, et font mille vexations au pays. Le prince n’en sait rien, et peut-être n’en veut rien savoir. C’est à vous à savoir le mal qu’on fait par votre autorité. Informez-vous de la vérité ; ne souffrez point qu' on pousse trop loin votre autorité ; écoutez favorablement ceux qui vous en représenteront les bornes ; choisissez des ministres qui osent vous dire en quoi on la pousse trop loin ; écartez les ministres durs, hautains et entreprenants.
 
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 dans les conventions que vous faites avec les particuliers, êtes-vous juste comme si vous étiez égal à celui avec qui vous traitez ? Est-il libre avec vous comme avec un de ses voisins ? N’aime-t-il pas mieux souvent perdre pour se racheter et pour se délivrer de vexation, que de soutenir son droit ? Vos fermiers, vos traitants, vos intendants, etc., ne tranchent-ils point avec une hauteur que vous n’auriez pas vous-même, et n’étouffent-ils pas la voix du faible qui voudrait se plaindre ? Ne donnez-vous pas souvent à l' homme avec qui vous contractez des dédommagements en rentes, en engagements sur votre domaine, en charges de nouvelles créations, qu' un coup de plume de votre successeur peut lui retrancher, parce que les rois sont toujours mineurs, et que leur domaine est inaliénable ? Ainsi on ôte aux particuliers leurs patrimoines assurés, pour leur donner ce qui leur sera ôté dans la suite, avec une ruine inévitable de leurs familles.
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 n' avez-vous point accordé aux traitants, pour hausser leurs fermes, les édits, ou déclarations, ou arrêts, avec des termes ambigus, pour étendre vos droits aux dépens du commerce, et même pour tendre des pièges aux marchands et pour confisquer leurs marchandises, ou du moins les fatiguer et les gêner dans leur commerce, afin qu' ils se rachètent par quelque somme ? C’est faire tort et aux marchands et au public, dont on anéantit peu à peu par là tout le négoce.
 
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 N’avez-vous point toléré des enrôlements qui ne fussent pas véritablement libres ? Il est vrai que les peuples se doivent à la défense de l' état ; mais ce n' est que dans les guerres justes et absolument nécessaires ; mais il faudrait qu' on choisît en chaque village les jeunes hommes libres dont l' absence ne nuirait en rien ni au labourage, ni au commerce, ni aux autres arts nécessaires, et qui n' ont point de famille à nourrir ; mais il faudrait une fidélité inviolable à leur donner leur congé après un00 petit nombre d' années de service, en sorte que d' autres vinssent les relever et servir à leur tour. Mais laisser prendre des hommes sans choix, et malgré eux ; faire languir et souvent périr toute une famille abandonnée par son chef ; arracher le laboureur de sa charrue, le tenir dix, quinze ans dans le service, où il périt souvent de misère dans des hôpitaux dépourvus des secours nécessaires ; lui casser la tête ou lui couper le nez, s’il déserte, c’est ce que rien ne peut excuser, ni devant Dieu, ni devant les hommes.
 
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 Avez-vous eu soin de délivrer chaque galérien d' abord après le terme réglé par la justice pour sa punition ? L’état de ces hommes est affreux ; rien n’est plus inhumain que de le prolonger au delà du terme. Ne dites point qu’on manquerait d’hommes pour la chiourme, si on observait cette justice ; la justice est préférable à la chiourme. Il ne faut compter pour vraie et réelle puissance que celle que vous avez sans blesser la justice, et sans prendre ce qui n’est pas à vous.
 
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 Donnez-vous à vos troupes la paye nécessaire pour vivre sans piller ? Si vous ne le faites point, vous mettez vos troupes dans une nécessité évidente de commettre les pillages et les violences que vous faites semblant de leur défendre. Les punirez-vous pour avoir fait ce que vous savez bien qu’ils ne peuvent pas s’empêcher de faire, et faute de quoi votre service serait nécessairement d' abord abandonné ? D' un autre côté, ne les punirez-vous point lorsqu' ils commettront publiquement des brigandages contre vos défenses ? Rendez-vous les lois méprisables, et souffrirez-vous qu’on se joue si indignement de votre autorité ? Serez-vous manifestement contraire à vous-même ; et votre autorité ne sera-t-elle qu’un jeu trompeur, pour paraître réprimer le désordre et pour vous en servir à toute heure ? Quelle discipline et quel ordre y a-t-il à espérer dans des troupes où les officiers ne peuvent vivre qu’en pillant les sujets du roi, qu’en violant à toute heure ses ordonnances, qu’en prenant par force et par tromperie des hommes pour les enrôler ; où les soldats mourraient de faim, s’ils ne méritaient pas tous les jours d’être pendus ?
 
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 N’avez-vous point fait quelque injustice aux nations étrangères ? On pend un pauvre malheureux pour avoir volé une pistole sur le grand chemin, dans son besoin extrême, et on traite de héros un homme qui fait la conquête, c’est-à-dire qui subjugue injustement les pays d’un état voisin ! L’usurpation d’un pré ou d’une vigne est regardée comme un péché irrémissible au jugement de Dieu, à moins qu’on ne restitue ; et on compte pour rien l’usurpation des villes et des provinces ! Prendre un champ à un particulier est un grand péché ; prendre un grand pays à une nation est une action innocente et glorieuse ! Où sont donc les idées de justice ? Dieu jugera-t-il ainsi ? existimasti inique quod ero tui similis. Doit-on moins être juste en grand qu’en petit ? La justice n’est-elle plus justice quand il s’agit des plus grands intérêts ? Des millions d’hommes qui composent une nation sont-ils moins nos frères qu’un seul homme ? N’aura-t-on aucun scrupule de faire à des millions d’hommes l’injustice sur un pays entier, qu’on n’oserait faire pour un pré à un homme seul ? Tout ce qui est pris par pure conquête est donc pris très injustement, et doit être restitué ; tout ce qui est pris dans une guerre entreprise sur un mauvais fondement est de même. Les traités de paix ne couvrent rien lorsque vous êtes le plus fort et que vous réduisez vos voisins à signer le traité pour éviter de plus grands maux ; alors ils signent, comme un particulier donne sa bourse à un voleur qui lui tient le pistolet sous la gorge. La guerre que vous avez commencée mal à propos et que vous avez soutenue avec succès, loin de vous mettre en sûreté de conscience, vous engage, non seulement à la restitution des pays usurpés, mais encore à la réparation de tous les dommages causés sans raison à vos voisins. Pour les traités de paix, il faut les compter nuls non seulement dans les choses injustes que la violence a fait passer, mais encore dans celles où vous pourriez avoir mêlé quelque artifice et quelque terme ambigu, pour vous en prévaloir dans les occasions favorables. Votre ennemi est votre frère ; vous ne pouvez l’oublier sans oublier l’humanité. Il ne vous est jamais permis de lui faire du mal, quand vous pourrez l’éviter sans vous nuire ; et vous ne pouvez jamais chercher aucun avantage contre lui par les armes que dans l’extrême nécessité. Dans les traités, il ne s’agit plus d’armes ni de guerre ; il ne s’agit que de paix, de justice, d’humanité et de bonne foi. Il est encore plus infâme et plus criminel de tromper dans un traité de paix avec un peuple voisin, que de tromper dans un contrat avec un particulier. Mettre dans un traité des termes ambigus et captieux, c’est préparer des semences de guerre pour l’avenir ; c’est mettre des caques de poudre sous les maisons où l’on habite.
 
27
 Quand il a été question d’une guerre, avez-vous d' abord examiné et fait examiner votre droit par les personnes les plus intelligentes et les moins flatteuses pour vous ? Vous êtes-vous défié des conseils de certains ministres qui ont intérêt de vous engager à la guerre, ou qui du moins cherchent à flatter vos passions, pour tirer de vous de quoi contenter les leurs ? Avez-vous cherché toutes les raisons qui pouvaient être contre vous ? Avez-vous écouté favorablement ceux qui les ont approfondies ? Vous êtes-vous donné le temps de savoir les sentiments de tous vos plus sages conseillers, sans les prévenir ? N’avez-vous point regardé votre gloire personnelle comme une raison d’entreprendre quelque chose, de peur de passer votre vie sans vous distinguer des autres princes ? Comme si les princes pouvaient trouver quelque gloire solide à troubler le bonheur des peuples, dont ils doivent être les pères ! Comme si un père de famille pouvait être estimable par les actions qui rendent ses enfants malheureux ! Comme si un roi avait quelque gloire à espérer ailleurs que dans sa vertu, c’est-à-dire dans sa justice et dans le bon gouvernement de son peuple ! N’avez-vous point cru que la guerre était nécessaire pour acquérir des places qui étaient à votre bienséance, et qui feraient la sûreté de votre frontière ? Etrange règle ! Par les convenances, on ira de proche en proche jusqu' à la Chine. Pour la sûreté d’une frontière, on la peut trouver sans prendre le bien d’autrui : fortifiez vos propres places, et n’usurpez point celles de vos voisins. Voudriez-vous qu’un voisin vous prît tout ce qu’il croirait commode pour sa sûreté ? Votre sûreté n’est point un titre de propriété pour le bien d’autrui. La vraie sûreté pour vous, c' est d' être juste, c' est de conserver de bons alliés par une conduite droite et modérée, c' est d' avoir un peuple nombreux, bien nourri, bien affectionné et bien discipliné. Mais qu' y a-t-il de plus contraire à votre sûreté que de faire éprouver à vos voisins qu' ils n' en peuvent jamais trouver aucune avec vous, et que vous êtes toujours prêt à prendre sur eux tout ce qui vous accommode ?
 
 
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Avez-vous bien examiné si la guerre dont il s’agissait était nécessaire à vos peuples ? Peut-être ne s’agissait-il que de quelque prétention sur une succession qui vous regardait personnellement ; vos peuples n’y avaient aucun intérêt réel. Que leur importe que vous ayez une province de plus ? Ils peuvent, par affection pour vous, si vous les traitez en père, faire quelque effort pour vous aider à recueillir les successions d' états qui vous sont dues légitimement ; mais pouvez-vous les accabler d' impôts malgré eux pour trouver les fonds nécessaires à une guerre qui ne leur est utile en rien ? Bien plus, supposé même que cette guerre regarde précisément l’état, vous avez dû regarder si elle est plus utile que dommageable : il faut comparer les fruits qu’on en peut tirer, ou du moins les maux qu’on pourrait craindre, si on ne la faisait pas, avec les inconvénients qu’elle entraînera après elle. Toute compensation exactement faite, il n’y a presque point de guerre, même heureusement terminée, qui ne fasse beaucoup plus de mal que de bien à un état. On n’a qu’à considérer combien elle ruine de familles, combien elle fait périr d’hommes, combien elle ravage et dépeuple tous les pays, combien elle dérègle un état, combien elle renverse les lois, combien elle autorise la licence, combien il faudrait d’années pour réparer ce que deux ans de guerre causent de maux contraires à la bonne politique dans un état. Tout homme sensé et qui agirait sans passion, entreprendrait-il le procès le mieux fondé selon les lois, s' il était assuré que ce procès (même en le gagnant) ferait plus de mal que de bien à la nombreuse famille dont il est chargé ? Cette juste compensation des biens et des maux de la guerre déterminerait toujours un bon roi à éviter la guerre, à cause de ses funestes suites ; car où sont les biens qui puissent contrebalancer tant de maux inévitables, sans parler des périls d’un mauvais succès ? Il ne peut y avoir qu’un seul cas où la guerre, malgré tous ses maux, devient nécessaire. C’est le cas où l’on ne pourrait l’éviter qu’en donnant trop de prise et d’avantage à un ennemi injuste, artificieux et trop puissant. Alors, en voulant, par faiblesse, éviter la guerre, on y tomberait encore plus dangereusement ; on ferait une paix qui ne serait pas une paix, et qui n’en aurait que l’apparence trompeuse. Alors, il faut, malgré soi, faire vigoureusement la guerre, par le désir sincère d’une bonne et constante paix. Mais ce cas unique est plus rare qu’on ne s’imagine ; et souvent on le croit réel, qu’il est très chimérique. Quand un roi est juste, sincère, inviolablement fidèle à tous ses alliés, et puissant dans son pays par un sage gouvernement, il a de quoi bien réprimer les voisins inquiets et injustes qui veulent l’attaquer. Il a l’amour de ses peuples et la confiance de ses voisins ; tout le monde est intéressé à le soutenir. Si sa cause est juste, il n’a qu’à prendre toutes les voies les plus douces avant que de commencer la guerre. Il peut, étant déjà puissamment armé, offrir de croire certains voisins neutres et désintéressés, prendre quelque chose sur lui pour la paix, éviter tout ce qui aigrit les esprits, et tenter toutes les voies d’accommodement. Si tout cela ne sert de rien, il en fera la guerre avec plus de confiance en la protection de Dieu, avec plus de zèle de ses sujets, avec plus de secours de ses alliés. Mais il arrivera très rarement qu’il soit réduit à faire la guerre dans de telles circonstances. Les trois quarts des guerres ne s’engagent que par hauteur, par finesse, par avidité, par précipitation.
 
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 Avez-vous été fidèle à tenir parole à vos ennemis pour les capitulations, pour les cartels, etc. ? Il y a les lois de la guerre, qu’il ne faut pas garder moins religieusement que celles de la paix. Lors même qu’on est en guerre, il reste un certain droit des gens qui est le fonds de l’humanité même : c’est un lien sacré et inviolable entre les peuples, que nulle guerre ne peut rompre ; autrement la guerre ne serait plus qu’un brigandage inhumain, qu’une suite perpétuelle de trahisons, d’assassinats, d’abominations et de barbaries. Vous ne devez faire à vos ennemis que ce que vous croyez qu’ils ont droit de vous faire. Il y a les violences et les ruses de guerre, qui sont réciproques et auxquelles chacun s’attend. Pour tout le reste, il faut une bonne foi et une humanité entière. Il n' est point permis de rendre fraude pour fraude ; il n' est point permis par exemple, de donner des paroles en vue d' y manquer, parce qu' on vous en a donné auxquelles on a manqué ensuite. D' ailleurs, pendant la guerre entre deux nations indépendantes l’une de l’autre, la couronne la plus noble ou la plus puissante ne doit point se dispenser de subir avec égalité toutes les lois communes de la guerre. Un prince qui joue avec un bourgeois ne doit pas moins observer que lui toutes les lois du jeu ; dès qu’il joue avec lui, il devient son égal, pour le jeu seulement. Le prince le plus élevé et le plus puissant doit se piquer d' être le plus fidèle à suivre toutes les règles pour les contributions qui mettent ses peuples à couvert des captures, des massacres et des incendies ; pour les cartels, pour les capitulations, etc.
 
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 Il ne suffit pas de garder les capitulations à l' égard des ennemis ; il faut encore les garder religieusement à l' égard des peuples conquis. Comme vous devez tenir parole à la garnison ennemie qui se retire d’une ville prise, et n’y faire aucune supercherie sur des termes ambigus, tout de même vous devez tenir parole au peuple de cette ville et de ses dépendances. Qu’importent à qui vous avez promis des conditions pour ce peuple ? Que ce soit à lui ou à la garnison, tout cela est égal. Ce qui est certain, c’est que vous avez promis ces conditions pour ce peuple ; c’est à vous de les garder inviolablement. Qui pourra se fier à vous, si vous y manquez ? Qu’y aura-t-il de sacré, si une promesse si solennelle ne l’est pas ? C’est un contrat fait avec ces peuples, pour les rendre vos sujets. Commencerez-vous par violer votre titre fondamental ? Ils ne vous doivent obéissance que suivant ce contrat ; si vous le violez, vous ne méritez plus qu’ils l’observent.
 
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 Pendant la guerre, n’avez-vous point fait des maux inutiles à vos ennemis ? Ces ennemis sont toujours hommes, toujours vos frères, si vous êtes vrai homme vous-même. Vous ne devez leur faire que les maux que vous ne pouvez vous dispenser de leur faire pour vous garantir de ceux qu’ils vous préparent, et pour les réduire à une juste paix. N’avez-vous point inventé et introduit, à pure perte et par passion et par hauteur, de nouveaux genres d’hostilités ? N’avez-vous point autorisé des ravages, des incendies, des sacrilèges, des massacres qui n’ont décidé de rien, sans lesquels vous pouviez défendre votre cause, et malgré lesquels vos ennemis ont également continué leurs efforts contre vous ? Vous devez rendre compte à Dieu, et réparer, selon toute l’étendue de votre pouvoir, tous les maux que vous avez autorisés, et qui ont été faits sans nécessité.
 
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 Avez-vous exécuté ponctuellement les traités de paix ? Ne les avez-vous jamais violés sous de beaux prétextes ? À l' égard des articles des anciens traités de paix qui sont ambigus, au lieu d’en tirer des sujets de guerre, il faut les interpréter par la pratique qui les a suivis immédiatement. Cette pratique immédiate est l’interprétation infaillible des paroles : les parties, immédiatement après le traité, s’entendaient elles-mêmes parfaitement ; elles savaient mieux alors ce qu’elles avaient voulu dire qu’on ne le peut savoir cinquante ans après. Ainsi la possession est décisive à cet égard-là ; et vouloir la troubler, c’est vouloir éluder ce qu’il y a de plus assuré et de plus inviolable dans le genre humain. Pour les traités contre lesquels on est tenté de revenir par des raisons de jurisprudence particulière, il faut observer trois choses : 1 dès qu’on admet la succession pour les états, il faut soumettre les coutumes et jurisprudences des pays particuliers au droit des gens, qui leur est infiniment supérieur, et à la foi inviolable des traités de paix, qui sont l’unique fondement de la sûreté de la nature humaine. Serait-il juste qu’une coutume particulière empêchât une paix nécessaire au salut de toute l’Europe ? Comme la police d’une ville doit céder aux besoins essentiels de tout l’état, dont elle n’est qu’un membre ; de même les jurisprudences de provinces doivent disparaître, dès qu’il s’agit de ce droit des nations et de la sûreté de leurs alliances. 2 les princes souverains, qui font ces traités solennels, les font au nom de leurs nations entières, et avec les formes en usage de leur temps, pour leur donner toute la plus suprême autorité des lois. Ainsi, à cet égard, ils dérogent aux lois particulières des provinces. 3 si une fois on se permet, sous aucun prétexte, si précieux qu' il puisse être, même des lois particulières, d' ébranler les traités de paix, on trouvera toujours des subtilités de jurisprudence pour annuler tous les échanges, cessions, donations, compensations et autres pactes sur lesquels la sûreté et la paix du monde sont fondées. La guerre deviendra un mal sans remède. Les traités ne seront plus des actes valides que jusqu' à ce qu’on ait une occasion avantageuse de recommencer la guerre. La paix ne sera plus qu’une trêve, et même une trêve d’une durée incertaine. Toutes les bornes des états seront comme en l’air.
 Pour donner quelque consistance au monde et quelque sûreté aux nations, il faut supposer, par préférence à tout le reste, deux points qui sont comme les deux pôles de la terre entière : l' un, que tout traité de paix juré entre deux princes est inviolable à leur égard, et doit toujours être pris simplement dans son sens le plus naturel, et interprété par l' exécution immédiate ; l' autre, que toute possession paisible et non interrompue, depuis les temps que la jurisprudence demande pour les prescriptions les moins favorables, doit acquérir une propriété certaine et légitime à celui qui a cette possession, quelque vice qu' elle ait pu avoir dans son origine. Sans ces deux règles fondamentales, point de repos ni de sûreté dans tout le genre humain. Les avez-vous toujours suivies ?
 
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 Avez-vous fait justice au mérite de tous les principaux sujets que vous pouviez mettre dans les emplois ? En ne faisant pas justice aux particuliers sur leurs biens, comme sur leurs terres et sur leurs rentes, etc., vous n’avez fait tort qu’à ces particuliers et à leurs familles. Mais en ne comptant pour rien, dans le choix des hommes, ni la vertu ni les talents, c’est à tout votre état que vous avez fait une injustice irréparable. Ceux que vous n’avez point choisis pour les places n’ont rien perdu d’effectif, parce que ces places n’auraient été pour eux que des occasions dangereuses pour leur salut et pour leur repos temporel ; mais c’est tout votre royaume que vous avez privé injustement d’un secours que Dieu lui avait préparé. Les hommes d’un esprit élevé et d’un cœur droit sont plus rares qu’on ne saurait le croire ; il faudrait les aller chercher jusqu' au bout du monde : (...), comme le sage le dit de la femme forte. Pourquoi avez-vous privé l’état du secours de ces hommes supérieurs aux autres ? Votre devoir n’était-il pas de choisir pour les premières places les premiers hommes ? N’était-ce pas là votre principale fonction ? Un roi ne fait point la fonction de roi en réglant les détails que d’autres qui gouvernent sous lui pourraient régler. Sa fonction essentielle est de faire ce que nul autre que lui ne peut faire : c’est de bien choisir ceux qui exercent son autorité sous lui ; c’est de mettre chacun dans la place qui lui convient, et de faire tout dans l’état, non par lui-même (ce qui est impossible), mais en faisant tout faire par des hommes qu’il choisit, qu’il anime, qu’il instruit, qu’il redresse : voilà la véritable action de roi. Avez-vous quitté tout le reste, que d’autres peuvent faire sous vous, pour vous appliquer à ce devoir essentiel, que vous seul pouvez remplir ? Avez-vous eu soin de jeter les yeux sur un certain nombre de gens sensés et bien intentionnés, par qui vous pussiez être averti de tous les sujets de chaque profession qui s’élèvent et qui se distinguent ? Les avez-vous questionnés tous séparément, pour voir si leurs témoignages sur chaque sujet seraient uniformes ? Avez-vous eu la patience d’examiner, par ces divers canaux, les sentiments, les inclinations, les habitudes, la conduite de chaque homme que vous pouvez placer ? Avez-vous vu ces hommes vous-même ? Expédier les détails dans un cabinet où l’on se renferme sans cesse, c’est dérober son plus précieux temps à l’état. Il faut qu’un roi voie, parle, écoute beaucoup de gens ; qu’il s’apprenne par l’expérience à étudier les hommes ; qu’il les connaisse par un fréquent commerce et par un accès libre. Il y a deux manières de les connaître. L’une est la conversation. Si vous étudiez bien les hommes sans paraître les étudier, la conversation vous sera plus utile que beaucoup de travaux qu’on croirait importants : vous y remarquerez la légèreté, l’indiscrétion, la vanité, l’artifice des hommes, leurs flatteries, leurs fausses maximes. Les princes ont un pouvoir infini sur ceux qui les approchent ; et ceux qui les approchent ont une faiblesse infinie en les approchant. La vue des princes réveille toutes les passions et rouvre toutes les plaies du cœur. Si un prince sait profiter de cet ascendant, il sentira bientôt les principales faiblesses de chaque homme. L’autre manière d’éprouver les hommes est de les mettre dans des emplois subalternes, pour essayer s’ils seront propres aux emplois supérieurs. Suivez les hommes dans les emplois que vous leur confiez ; ne les perdez jamais de vue ; sachez ce qu’ils font ; faites-leur rendre compte de ce que vous leur avez donné à faire. Voilà de quoi leur parler quand vous les voyez ; jamais vous ne manquerez de sujet de conversation. Vous verrez leur naturel par les partis qu’ils ont pris d’eux-mêmes. Quelquefois il est à propos de leur cacher vos vrais sentiments pour découvrir les leurs. Demandez-leur conseil ; vous n’en prendrez que ce qu’il vous plaira. Telle est la vraie fonction de roi. L’avez-vous remplie ? N’avez-vous point négligé de connaître les hommes, par paresse d’esprit, par une humeur qui vous rend particulier, par une hauteur qui vous éloigne de la société, par des détails qui ne sont que vétilles en comparaison de cette étude des hommes ; enfin par des amusements dans votre cabinet, sous prétexte de travail secret ? N’avez-vous point craint et écarté les sujets forts et distingués des autres ? N’avez-vous pas craint qu’ils vous verraient de trop près, et pénétreraient dans vos faiblesses, si vous les approchiez de votre personne ? N’avez-vous pas craint qu’ils ne vous flatteraient pas, qu’ils contrediraient vos passions injustes, vos mauvais goûts, vos motifs bas et indécents ? N' avez-vous pas mieux aimé vous servir de certains hommes intéressés et artificieux, qui vous flattent, qui font semblant de ne voir jamais vos défauts, et qui applaudissent à toutes vos fantaisies ; ou bien de certains hommes médiocres et souples, que vous dominez aisément, que vous espérez éblouir, qui n' ont jamais le courage de vous résister, et qui vous gouvernent d' autant plus que vous ne vous défiez point de leur autorité, et que vous ne craignez point qu' ils paraissent d' un génie supérieur au vôtre ? N’est-ce point pour ces motifs si corrompus que vous avez rempli les principales places d’hommes faibles ou dépravés, et que vous avez laissé loin de vous tout ce qu’il y avait de meilleur pour vous aider dans les grandes affaires ? Prendre les terres, les charges et l’argent d’autrui, n’est point une injustice comparable à celle que je viens d’expliquer.
 
34
 N’avez-vous point accoutumé vos domestiques à une dépense au-dessus de leurs conditions, et à des récompenses qui chargent l’état ? Vos valets de chambre, vos valets de garde-robe, etc., ne vivent-ils pas comme des seigneurs pendant que les vrais seigneurs languissent dans votre antichambre, sans aucun bienfait, et que beaucoup d’autres, d' entre les plus illustres maisons, sont dans le fond des provinces, réduits à cacher leur misère ? N' avez-vous point autorisé, sous prétexte d' orner votre cour, le luxe d' habits, de meubles, d' équipages et de maison, de tous ces officiers subalternes qui n' ont ni naissance ni mérite solide, et qui se croient au-dessus des gens de qualité parce qu' ils vous parlent familièrement et qu' ils obtiennent facilement des grâces ? Ne craignez-vous pas trop leur importunité ? N’avez-vous point craint de les fâcher plus que de manquer à la justice ? N’avez-vous pas été trop sensible aux vaines marques de zèle et d’attachement tendre pour votre personne, qu’ils s’empressent de vous témoigner pour vous plaire et pour avancer leur fortune ? Ne les avez-vous pas rendus malheureux en leur laissant concevoir des espérances disproportionnées à leur état et à votre affection pour eux ? N’avez-vous pas ruiné leurs familles en les laissant mourir sans récompense solide qui reste à leurs enfants, après que vous les avez laissés vivre dans un faste ridicule qui a consumé les grands bienfaits qu’ils ont tiré de vous pendant leur vie ? N’en a-t-il pas été de même des autres courtisans, chacun selon son degré ? Ils sucent, pendant qu’ils vivent, le royaume entier ; en quelque temps qu’ils meurent, ils laissent leurs familles ruinées. Vous leur donnez trop, et vous leur faites encore plus dépenser. Ainsi ceux qui ruinent l’état se ruinent eux-mêmes. C’est vous qui en êtes cause, en assemblant autour de vous tant d’hommes inutiles, fastueux, dissipateurs, et qui se font de leurs folles dissipations un titre auprès de vous pour vous demander de nouveaux biens qu’ils puissent encore dissiper.
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N’avez-vous point pris des préventions contre quelque' un sans avoir jamais examiné les faits ? C’est ouvrir la porte à la calomnie et aux faux rapports, ou du moins prendre témérairement les préventions des gens qui vous approchent et en qui vous vous confiez. Il n’est point permis de n’écouter et de ne croire qu’un certain nombre de gens. Ils sont certainement hommes ; et quand même ils seraient incorruptibles, du moins ils ne sont pas infaillibles. Quelque confiance que vous ayez en leurs lumières et en leur vertu, vous êtes obligé d' examiner s' ils ne sont point trompés par d' autres, et s' ils ne s' entêtent point. Toutes les fois que vous vous livrerez à une seule personne, ou à un certain nombre de personnes qui sont liées ensemble par les mêmes intérêts ou par les mêmes sentiments, vous vous exposez volontairement à être trompé et à faire des injustices. N’avez-vous point quelquefois fermé les yeux à certaines raisons fortes, ou du moins n’avez-vous pas pris certains partis rigoureux, dans le doute, pour contenter ceux qui vous environnent et que vous craignez de fâcher ? N’avez-vous point pris le parti, sur des rapports incertains, d’écarter des emplois des gens qui ont des talents et un mérite distingués ? On dit en soi-même : " il n’est pas possible d’éclaircir ces accusations ; le plus sûr est d’éloigner des emplois cet homme. " mais cette prétendue précaution est le plus dangereux de tous les pièges. Par là on' approfondit rien, et on donne aux rapporteurs tout ce qu’ils prétendent. On juge le fond sans examiner ; car on exclut le mérite et on se laisse effaroucher contre toutes les personnes que les rapporteurs veulent rendre suspectes. Qui dit un rapporteur dit un homme qui s’offre pour faire ce métier, qui s’insinue par cet horrible métier, et qui par conséquent est manifestement indigne de toute croyance. Le croire, c’est vouloir s’exposer à égorger l’innocent. Un prince qui prête l’oreille aux rapporteurs de profession ne mérite de connaître ni la vérité ni la vertu. Il faut chasser et confondre ces pestes de cour. Mais, comme il faut être averti, le prince doit avoir d’honnêtes gens, qu’il oblige malgré eux à veiller, à observer, à savoir ce qui se passe, et à l’en avertir secrètement. Il doit choisir pour cette fonction les gens à qui elle répugne davantage, et qui ont le plus d’horreur pour le métier infâme de rapporteur. Ceux-ci ne l’avertiront que des faits véritables et importants ; ils ne lui diront point toutes les bagatelles qu’il doit ignorer, et sur lesquelles il doit être commode au public. Du moins ils ne lui donneront les choses douteuses que comme douteuses ; et ce sera à lui à les approfondir, ou à suspendre son jugement si elles ne peuvent être éclaircies.
36
 N’avez-vous point trop répandu de bienfaits sur vos ministres, sur vos favoris et sur leurs créatures, pendant que vous avez laissé languir dans le besoin des personnes de mérite, qui ont longtemps servi et qui manquent de protection ? D' ordinaire, le grand défaut des princes est d’être faible, mous et inappliqués. Ils ne sont presque jamais déterminés par le mérite ni par les vrais défauts des gens. Le fond des choses n’est pas ce qui les touche : leur décision vient d' ordinaire de ce qu’ils n’osent refuser ceux qu’ils ont l’habitude de voir et de croire. Souvent ils les souffrent avec impatience, et ne laissent pas de demeurer subjugués. Ils voient les défauts de ces gens-là, et se contentent de les voir. Ils se savent bon gré de n’en être pas les dupes ; après quoi ils les suivent aveuglément ; ils leur sacrifient le mérite, l’innocence, les talents distingués et les plus longs services. Quelquefois ils écouteront favorablement un homme qui osera leur parler contre ces ministres ou ces favoris, et ils verront des faits clairement vérifiés. Alors ils gronderont, et feront entendre à ceux qui ont osé parler qu’ils seront soutenus contre le ministre ou contre le favori. Mais bientôt le prince se lasse de protéger celui qui ne tient qu’à lui seul : cette protection lui coûte trop dans le détail ; et, de peur de voir un visage mécontent dans la personne du ministre, l’honnête homme par qui on avait su la vérité sera abandonné à son indignation. Après cela, méritez-vous d’être averti ? Pouvez-vous espérer de l’être ?
 Quel est l’homme sage qui osera aller droit à vous, sans passer par le ministre, dont la jalousie est implacable ? Ne méritez-vous pas de ne plus voir que par ses yeux ? N’êtes-vous pas livré à ses passions les plus injustes et à ses préventions les plus déraisonnables ? Vous laissez-vous quelque remède contre un si grand mal ?
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 Ne vous laissez-vous point éblouir par certains hommes vains, hardis et qui ont l’art de se faire valoir, pendant que vous négligez et laissez loin de vous le mérite simple, modeste, timide et caché ? Un prince montre la grossièreté de son goût et la faiblesse de son jugement, lorsqu' il ne sait pas discerner combien ces esprits si hardis, et qui ont l’art d’imposer, sont superficiels et pleins de défauts méprisables. Un prince sage et pénétrant n’estime ni les esprits évaporés, ni les grands parleurs, ni ceux qui décident d’un ton de confiance, ni les critiques dédaigneux, ni les moqueurs qui tournent tout en plaisanterie. Il méprise ceux qui trouvent tout facile, qui applaudissent à tout ce qu’il veut, qui ne consultent que ses yeux ou le ton de sa voix, pour deviner sa pensée et pour l’approuver. Il recule loin des emplois de confiance ces hommes qui n’ont que des dehors, sans fonds. Au contraire, il cherche, il prévient, il attire les personnes judicieuses et solides qui n' ont aucun empressement, qui se défient d' elles-mêmes, qui craignent les emplois, qui promettent peu et qui tâchent de faire beaucoup ; qui ne parlent guère et qui pensent toujours ; qui parlent d' un ton douteux et qui savent contredire avec respect. De tels sujets demeurent souvent obscurs dans les places inférieures, pendant que les premières sont occupées par des hommes grossiers et hardis qui ont imposé au prince, et qui ne servent qu’à montrer combien il manque de discernement. Tandis que vous négligerez de chercher le mérite obscur et de réprimer les gens empressés et dépourvus de qualités solides, vous serez responsable devant Dieu de toutes les fautes qui seront faites par ceux qui agiront sous vous. Le métier d’adroit courtisan perd tout dans un état. Les esprits les plus courts et les plus corrompus sont souvent ceux qui apprennent le mieux cet indigne métier. Ce métier gâte tous les autres : le médecin néglige la médecine ; le prélat oublie les devoirs de son ministère ; le général d’armée songe bien plus à faire sa cour qu’à défendre l’état ; l’ambassadeur négocie bien plus pour ses propres intérêts à la cour de son maître, qu’il ne négocie pour les véritables intérêts de son maître à la cour où il est envoyé. L’art de faire sa cour gâte les hommes de toutes les professions, et étouffe le vrai mérite. Rabaissez donc ces hommes dont tout le talent ne consiste qu’à plaire, qu’à flatter, qu’à éblouir, qu’à s’insinuer pour faire fortune. Si vous y manquez, vous remplirez indignement les places, et le vrai mérite demeurera toujours en arrière. Votre devoir est de reculer ceux qui s’avancent trop, et d’avancer ceux qui demeurent reculés en faisant leur devoir.
 
38
 n' avez-vous point entassé trop d' emplois sur la tête d' un seul homme, soit pour contenter son ambition, soit pour vous épargner la peine d' avoir beaucoup de gens à qui vous soyez obligé de parler ? Dès qu’un homme est l’homme à la mode, on lui donne tout, on voudrait qu’il fît lui seul toutes choses. Ce n' est pas qu' on l' aime, car on n' aime rien ; ce n' est pas qu' on se fie, car on se défie de la probité de tout le monde ; ce n' est pas qu' on le trouve parfait, car on est ravi de le critiquer souvent ; mais c' est qu' on est paresseux et sauvage. On ne veut point avoir à compter avec tant de gens. Pour en voir moins, et pour n’être point observé de près par tant de personnes, on fera faire à un seul homme ce que quatre auraient grand' peine à bien faire. Le public en souffre ; les expéditions languissent ; les surprises et les injustices sont plus fréquentes et plus irrémédiables. L’homme est accablé et serait bien fâché de ne l’être pas : il n’a le temps, ni de penser, ni d’approfondir, ni de faire des plans, ni d’étudier les hommes dont il se sert : il est toujours entraîné au jour la journée par un torrent de détails à expédier.
 
D' ailleurs, cette multitude d’emplois sur une seule tête, souvent assez faible, exclut tous les meilleurs sujets qui pourraient se former et faire de grandes choses : tout talent demeure étouffé. La paresse du prince en est la vraie cause. Les plus petites raisons décident sur les plus grandes affaires. De là naissent des injustices innombrables. pauca de te, disait Saint Augustin au Comte Boniface, sed multa propter te. Peut-être ferez-vous peu de mal par vous-même ; mais il s’en fera d’infinis par votre autorité mise en mauvaises mains.